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Mendès ou la dignité

Nul n’est tenu d’être modéré en politique. Mais de reconnaître qu’en des moments tragiques certains « modérés » manifestent au plus haut point une radicalité admirable. Sans doute est-ce une certaine sagesse qui les incline à la nuance et leur offre simultanément le secours d’une lucidité implacable quand sonne l’heure du combat. Jean Moulin était un modéré. Pierre Mendès France aussi. Il arrive qu’on se réclame de lui pour prôner le refus de la rupture comme une essence indépassable politiquement. On ne lui rend pas justice en ce cas.
Pierre Mendès France
Liberté, liberté chérie
(Fayard)
Nul n’est tenu d’être modéré en politique. Mais de reconnaître qu’en des moments tragiques certains « modérés » manifestent au plus haut point une radicalité admirable. Sans doute est-ce une certaine sagesse qui les incline à la nuance et leur offre simultanément le secours d’une lucidité implacable quand sonne l’heure du combat. Jean Moulin était un modéré. Pierre Mendès France aussi. Il arrive qu’on se réclame de lui pour prôner le refus de la rupture comme une essence indépassable politiquement. On ne lui rend pas justice en ce cas.

La lecture de ses mémoires de début de guerre, intitulés Liberté, liberté chérie, salubrement réédités, en une édition de référence richement documentée, par la maison Demopolis avec le concours de la fondation Jean Jaurès, de l’Institut PMF, et la contribution active de la famille, offre une image différente de celle d’un « grand homme » canonisé parfois par des élites pas forcément à la hauteur de leurs admirations.

Le président du Conseil qui exfiltra intelligemment la France de la nasse indochinoise fut pendant la Seconde Guerre mondiale un exemple de témérité, de probité ; et, en refermant ces étonnants mémoires de lutte, on méditera sur les profonds courants souterrains qui ont creusé le gouffre entre ce type de « politique » et celui qui domine en notre temps. Même si ce sont sans doute les moments exceptionnels qui révèlent les trempes admirables et que notre génération de dirigeants n’a connu de drame historique que le vote d’un pourcentage de TVA. Nous vivons bien des tragédies, mais à bas bruit, étouffées par l’édredon consumériste ; pas des guerres de mouvement impliquant toute la nation. Il y a une parenté étrange et fortuite entre Mendès, le député incarcéré à Casablanca, et Victor Laszlo, le personnage du résistant dans le film Casablanca, tourné à la même époque. Le même dévouement total à la liberté. Liberté, liberté chérie est certes un livre à finalité politique, marqué par les circonstances, qui cherche avant tout à favoriser la légitimité de la France libre gaullienne. Il paraît aux États-Unis en 1942. Mais c’est un livre très personnel aussi. Ceux qui ont vu Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophuls, où Mendès témoigne sur cette même période, retrouveront la même élégante hauteur de vue, cette noble modestie, cette distance parfois ironique mais jamais haineuse. Pendant cette guerre, qui commença si difficilement pour lui et le mena ministre dans le gouvernement provisoire de la Libération, Mendès fut héroïque et sans hésitations. Il confie avec dignité la mélancolie qui le submergea pendant ses trois cents jours de prison, victime d’un mensonge d’État ignoble et de l’antisémitisme institutionnel, mais il tient debout. Pourquoi donc ? Sans doute est-ce ici qu’on reconnaît les êtres d’exception. En eux il n’y a pas de dilemme douloureux entre les principes et l’intérêt personnel, car leur élévation spirituelle a fusionné ces deux dimensions. C’est là que se ressource une honnêteté déconcertante pour un politique, par exemple quand Mendès concède, dans une postface, avoir sans doute forcé le trait sur la rupture précoce entre les Français et Vichy, car son objectif est de légitimer la Résistance aux yeux des Alliés.

Certes, dans cette épreuve – et il se moque de lui-même à ce propos –, il pèche par naïveté et légalisme face à l’oppresseur, en se laissant incarcérer par souci de s’expliquer. Il attend le jugement de la Cour de cassation pour s’évader... Mais, dès le premier jour de la débâcle, il n’hésite pas. Pilote dans l’Armée de l’air, il veut se battre les armes à la main. Il affronte sans ciller les magistrats chargés de l’habiller en traître juif, surmontant sa peur pour mener la bataille politique, et les humilie. Il a un comportement admirable en prison, parvient à s’évader en échafaudant un plan minutieux et brillant. Puis, avant de rallier Londres, via la Suisse, l’Espagne et Lisbonne, il prend le temps de mener une enquête fouillée de grande valeur historique sur la France occupée. Il s’engage ensuite dans une unité de combat, et le député qu’il est risque lourdement sa vie dans des missions de bombardement.

Quand Mendès écrit, lors d’une escale aux États-Unis, début 1942, le sort de la guerre est indécis. Mais il a déjà compris, comme De Gaulle, que la défaite des nazis est inévitable. Il avait aussi anticipé le succès des soviétiques. C’est un document précieux sur la vie quotidienne en Afrique du Nord et en France en 1940-1941. Mendès expose longuement, avec force détails, les conditions de vie, dans les villes, les campagnes, les prisons. Il évoque même l’homosexualité pénitentiaire, sans préjugés et avec de l’empathie pour les hommes qu’on sépare, attitude rare sans doute à cette époque. Mendès, grimé, observe la France incognito durant sa « cavale ». Et on perçoit les souffrances majeures imposées par l’occupant et Vichy. Il parvient, tout en étant traqué, à repérer les premières formes de la Résistance. Parmi les multiples intérêts du livre, on soulignera les portraits acérés des magistrats pathétiques et cruels chargés de la répression. Ils montrent l’acuité psychologique de l’auteur... on sait depuis Le Prince que c’est la première vertu du politique. Autre signe d’un esprit hors du commun, la perception immédiate de ce qui s’abat sur les juifs. Mendès, par ses origines et sa foi, y est certes sensible. Mais il décrit le processus tout à fait clairement, soulignant que Vichy a surenchéri sur les lois allemandes. S’il ne sait pas que le projet d’extermination a commencé, il attire l’attention sur les déportations vers l’Europe de l’Est. Son intuition vise juste. L’ouvrage dessine la cohérence d’un patriotisme de gauche, républicain, dans sa différence irréconciliable avec le nationalisme. Un patriotisme comme une évidence. Un peuple sous occupation n’est plus libre d’exercer sa souveraineté : l’unité de tous pour la liberté doit s’imposer. La nation est un espace démocratique indissociable de la souveraineté populaire. D’où le ralliement immédiat de cet homme à la France libre. Tout de suite, Mendès embarque sur le Massilia, parti de Gironde avec de nombreux politiques, militaires, fonctionnaires, pour aller continuer la lutte en Afrique du Nord, tombant dans un guet-apens cynique, les collaborateurs transformant cette traversée en désertion.

Oui, Mendès fut un modéré. Mais un modéré capable de dire des vérités cinglantes aux juges infâmes chargés par Vichy de le condamner. Capable de s’enfuir pour combattre, prenant le temps de récolter une information précieuse au péril de sa vie. Capable d’entrer en lutte sans la moindre tergiversation, alors qu’il est inquiet pour sa famille. Cette catégorie-là de modérés préfère certainement, et le titre du livre nous en informe, la liberté à l’égalité. C’est que la liberté, sauvée, laisse ouvert le champ du possible, et permet toujours de se mouvoir vers l’égalité. Ce qui devient impossible dans une société pénitentiaire. À cet égard, Pierre Mendès France, par son exemple et ici sa plume, prend place parmi les grandes voix de son siècle face au totalitarisme. Aux côtés d’Orwell, de Koestler ou d’Arendt, à d’autres titres. Il était donc temps de voir resurgir Liberté, liberté chérie dans nos librairies. Par un euphémisme dans l’esprit de Mendès, on pourrait dire que les exemples de dignité faite homme, en nos temps nihilistes, ne sont jamais de trop.

Jérôme Bonnemaison est chroniqueur culturel.

Jérôme Bonnemaison