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Jésus dans le sentier qui bifurque

Une petite clé d'importance se loge dans une minuscule notice biographique de la nouvelle édition du Ponce Pilate de Roger Caillois.
Une petite clé d'importance se loge dans une minuscule notice biographique de la nouvelle édition du Ponce Pilate de Roger Caillois.

Il fut en effet l'éditeur original de ce carrefour de la littérature : Fictions de Borges. Ouvrage qui esquissa un nouveau projet pour le roman, confronté aux évolutions fondamentales de la science contemporaine, reléguant Copernic et Newton au musée. Avec son petit roman sur Ponce Pilate, Caillois marche indubitablement dans les pas du génial auteur argentin. Il est à son école. Comme l'a été un auteur bien différent, Philip K. Dick, avec Le Maître du haut château

Tout lecteur de Fictions saisira qu'il s'agit pour Caillois – plus connu pour ses essais que pour ses tentatives romanesques – de prendre au mot Borges et sa fameuse nouvelle « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », c'est-à-dire d'interroger la littérature au regard de la nouvelle vision, consécutive aux découvertes d’Einstein, de l'univers, considérant l'espace-temps comme une sorte de montagne aux couloirs labyrinthiques. Elle ne peut plus être approchée que par l'abstraction mathématique, la poésie, et l'imaginaire narratif. L'univers n'est plus ce plan ordonné qui structurait une vision linéaire s'exprimant dans le roman classique. Borges en tire les conclusions, et Caillois ici lui rend hommage, indiscutablement, en reproduisant sa méthode. L'Histoire est peut-être une série de possibilités parallèles, et la littérature doit relever le gant et traduire, par l'intuition, cette multiplicité d'un réel inaccessible à notre perception corsetée.

Caillois applique la tentative borgésienne à un événement central dans l'Histoire, jusqu'à inaugurer notre calendrier : la condamnation de Jésus par le procurateur romain Ponce Pilate. La substance du roman est ainsi l'introspection de Pilate, qui, au lieu de s'en « laver les mains », décidera ici de ne pas céder à la demande du Sanhédrin de délaisser le cynisme politique pour s'en remettre aux principes de justice enseignés par le stoïcisme. Jésus innocenté et libéré, que se passe-t-il ?

Ce qui ajoute de l'intérêt au roman est le fait que Pilate a toutes les cartes en main puisqu'un personnage, comme importé de l’œuvre de Borges, décrira pour lui, tel un médium, les conséquences du martyre de Jésus. On chemine ainsi dans les réflexions hésitantes de Pilate, tiraillé entre l'éthique stoïcienne, la volonté de laver par orgueil son image de lâche face aux désirs des notables juifs, ses intérêts d'administrateur qui paierait une révolte locale d'une destitution. S'y mêle une réflexion sur le caractère dialectique de l'Histoire, qui voit Pilate s'ouvrir à la ruse de la raison hégélienne, en somme, et comprendre que du mal peut sortir le bien. Sachant que, dans le roman, l'avenir chrétien est postulé comme positif. Ce qui peut se discuter, convenons-en.

Toutefois, Caillois est sans doute un peu rapide. Il considère comme acquis que Jésus, épargné, échouera et deviendra un prophète raté comme bien d'autres, banalisé. C'est faire peser très lourd la crucifixion du Galiléen, sa mort pour racheter les fautes de l'humanité, et la dite résurrection. La puissance du christianisme se loge-t-elle dans l'efficacité narrative des évangiles ou dans le contenu théologique que dégagea notamment saint Paul en radicalisant le caractère universaliste et égalitaire du message ? Emmanuel Carrère raconte avoir écrit son sublime Royaume après avoir lu la désenchantée Vie de Jésus de Renan ; l'idée aurait pu l'en saisir à la découverte du Pilate de Caillois. Pour Carrère, semble-t-il, c'est la puissance de la sagesse du Christ qui explique sa destinée.Caillois règle facilement son sort à un Jésus survivant. Le christianisme – il faut ici lire Paul Veyne –  n'a-t-il pas été l'instrument idéal pour tenter de consolider un empire qui se disloquait sous les forces centrifuges et les pressions aux frontières ?

On aurait aimé que ce court roman s'aventure un peu au-delà de son propos, nous perde, se risque dans les méandres de cette Histoire à entrées multiples, ne s'en tienne pas à un déterminisme trop mécaniste. Car même un Jésus survivant aurait pu léguer une église d'avenir au futur.La décision de Pilate aurait pu être neutre. C'eût été fort stoïcien de le constater : Marc Aurèle n'a-t-il pas dit qu'un individu, même un chef grandiose, n'est qu'un point invisible dans l'immensité de l'Histoire qui emporte tout ? Ombre et poussière. Caillois rate à cet égard ce que Philip Roth réussit dans Le Complot conte l'Amérique, lorsqu'il imagine un putsch fasciste aux États-Unis, qui s'avère une simple parenthèse car les structures profondes du pays rétablissent la démocratie libérale. Roth relativise donc l'événement, que Caillois conçoit, finalement, comme causalité historique. 

L'auteur aurait  pu aussi exploiter – son roman est décidément trop bref – le filon d'un avenir païen. Si l'empereur Julien l'Apostat avait réussi à solder durablement l'héritage chrétien de son prédécesseur Constantin, qui érigea cette religion en culte officiel, que se serait-il passé ? Le règne du monothéisme a eu un impact majeur sur le monde, dont on connaît justement certaines incidences tragiques aujourd'hui. On rêve d'un roman qui imaginerait une histoire alternative dont la superstructure idéologique serait païenne, de ce paganisme tardif très tolérant, qu'on peut découvrir à la fin des Métamorphoses d'Ovide.

Le paganisme, s'il s'exprimait dans un monde brutal – le nôtre l'est-il moins ? –, était tolérant en matière religieuse, en ça il était relativiste. Il était légitime d'avoir « ses dieux », même si la religion avait ses aspects officiels qui, étrangement, n'étaient pas exclusifs. Sans doute est-ce d'ailleurs ce relâchement qui a fini par perdre le paganisme, concurrencé par la radicalité du message chrétien, plus adapté à la « demande » spirituelle. Les dieux étaient tout sauf omniscients et nul ne songeait à s'appuyer sur leurs paroles confuses pour régenter la société. Au contraire, il était difficile de les interpréter, et il fallait prévenir leur courroux, sans certitude, par des cérémonies. L'augure n'était réservé qu'à de rares pythies. Les dieux, au départ très interventionnistes, dans Homère, bien que faillibles, capricieux et changeants, deviennent lointains, très lointains dans la pensée romaine. Cicéron affirme qu'on ne saurait se réclamer des dieux pour taire sa responsabilité. Déjà, dans Homère, dans les mythes anciens, les dieux ressemblent à des métaphores des pulsions ou à des aléas de la condition humaine, ce dont Freud fera grand usage. L'athéisme est en gestation, il sera pour très longtemps bloqué par le monopole chrétien en Occident, et la parole d'évangile. Le développement de la science en sera atrophié. On a l'impression que les païens tardifs conservent les dieux par insuffisance de la science et nécessité d'utiliser les fonctions anxiolytique et unificatrice du sacré, sans trop croire à leur existence.

Malgré ses limites, le petit roman borgésien de Caillois, qui vaut d'abord par sa réussite à mettre en scène la délibération intérieure de Pilate, donne donc à songer. Il mérite bien sa place dans cette collection où il revoit le jour : « L’imaginaire ».

Jérôme Bonnemaison