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Article publié dans le n°1227 (01 juin 2020) de Quinzaines

Bien que Les Immortels d’Agapia se présentent sous la forme d’un roman policier, l’intérêt ne réside pas tant dans l’identification du coupable que dans la mise au jour des énigmes de la vie et de l’homme. Si le roman-apologue de l’écrivain Virgil Gheorghiu comporte une puissante dénonciation de la police et de la politique roumaines des années 1950-1960 ainsi qu’une vaste réflexion sur la justice, il propose aussi une méditation sur le destin et la force de son peuple.
Virgil Gheorghiu
Les Immortels d’Agapia (1964)
Bien que Les Immortels d’Agapia se présentent sous la forme d’un roman policier, l’intérêt ne réside pas tant dans l’identification du coupable que dans la mise au jour des énigmes de la vie et de l’homme. Si le roman-apologue de l’écrivain Virgil Gheorghiu comporte une puissante dénonciation de la police et de la politique roumaines des années 1950-1960 ainsi qu’une vaste réflexion sur la justice, il propose aussi une méditation sur le destin et la force de son peuple.

En 1934, Bernanos, avec son récit policier Un crime, s’engageait dans un genre qui ne lui semblait guère à la hauteur de l’ambition qu’il entendait assigner à ses œuvres. Mais, en ne laissant pas l’armature policière en écraser la teneur métaphysique, il avait fait éclater les canons du genre afin qu’il pût maintenir la réflexion, habituellement tributaire des sinuosités de l’intrigue, au niveau du combat spirituel entre le péché et la grâce. De la même manière, Virgil Gheorghiu nous livre un roman policier chrétien avec Les Immortels d’Agapia, qui présente d’ailleurs de singulières ressemblances avec le roman de Bernanos, tant par le choix du cadre que par celui des personnages. Un jeune juge sans expérience arrive, pour sa première prise de fonction, dans un petit village « dans la grande banlieue de l’Europe, sur le versant oriental des Carpates, là où commence la grande plaine, la steppe qui traverse la Russie et se perd au fond de l’Asie. » Ce village se trouve « plus près du ciel que de la terre » et a « la vocation de la pureté », lui dit-on. Pourtant, dans ce lieu au casier judiciaire vierge, un crime est commis la nuit-même… La visée de l’auteur et l’intérêt que doit prendre le lecteur au livre sont mis en abîme lorsque, le commissaire et le juge avouant leur absence de goût pour les romans policiers, le second reconnaît que désormais, « comme dans les romans », il veut à tout prix retrouver l’assassin, non pas pour le plaisir de le voir identifié, mais parce qu’il est « certain qu’en élucidant le mystère de ce meurtre, [il] découvrir[a] des choses nouvelles, parmi celles qui gisent cachées en chaque homme, et en [lui]-même » et qu’il aura « des révélations sur les mystères de la vie et de l’homme – mystères qui, en temps normal, demeurent bien cachés en nous. » Quelle est cette initiation qui semble bien être l’enjeu du récit ?

Quel lieu plus énigmatique qu’Agapia l’enneigée pour appréhender les secrets de la vie et de l’humaine condition ? Il ne faudrait pas non plus qu’elle se révèle impénétrable, car cela risquerait de compromettre l’initiation. Pourtant, le mystère, ici, se confond avec l’absurde tant les incongruités s’accumulent ; bien des choses semblent se dérouler à l’envers dans cette localité haut perchée – impression renforcée par un style simple, aux phrases courtes, qui ne pénètre que rarement l’intériorité des personnages. Le tableau du village dressé par le commissaire, véritable mystique, ne peut que désarçonner le jeune juge. Habité par une croyance fervente en la pureté des villageois de sa terre, le commissaire nie l’attribution de la responsabilité du crime à l’un de ses frères, ces « citoyens du Ciel ». D’ailleurs, le nom même de ce village porte l’empreinte de l’amour de la pureté de ses habitants (agapè signifie « amour de l’esprit » en grec), et de même la dénomination de l’unique sentier qui le traverse, le Chemin des Amoureuses, est un hommage aux religieuses qui gravissaient jadis la montagne jusqu’aux ermitages des sommets. Agapia est-elle ce « Royaume des Cieux » que loue le commissaire exalté, ou bien une « nef de fous ancrée au ciel », comme le pense le juge ? En effet, le mysticisme du premier le conduit à subvertir la logique d’une enquête et l’engage sur un chemin hérissé de certitudes fondées sur des intuitions bien plus que sur des déductions rationnelles - lesquelles certitudes ne tardent pas à se fragiliser au gré des rebondissements de l’enquête, et à mettre son amour à rude épreuve. Et la fin du livre, surprenante, semble bien lever le voile sur la force mystérieuse de l’intuition… et nous inciter à une rétrolecture du livre en réévaluant la singulière « logique » du « commissaire céleste ». Or face à ce dernier, la logique maladroite et non moins péremptoire que suit le juge inexpérimenté s’avère elle aussi mise à l’épreuve, voire bouleversée, au contact de la douleur et de la misère, par la découverte de trésors enfouis en l’homme et en lui, exhumés, comme le « sel » de la vie révélé au bagnard au fond de sa mine.

Dès lors, ces découvertes et prises de conscience de sentiments liés à des valeurs humaines se heurtent étrangement au discours du narrateur qui tend à renvoyer, à maintes reprises, le métier de juge du côté d’une machine qui soupèserait les différents témoignages et délivrerait un résultat selon un « barème » : « Un juge n’a jamais – contrairement à ce qu’on pense – de cas de conscience. Car un juge ne travaille jamais en fonction de sa conscience […] Le travail du magistrat consiste à peser les faits inscrits dans les documents du dossier, comme on pèse une marchandise, et ensuite à en faire payer le prix au coupable. Le Code pénal est un barème. Le juge n’a pas à apprécier. […] Le juge idéal – le juge d’une société scientifique - serait une machine électronique » qui aurait « l’avantage d’échapper aux influences qui peuvent s’exercer sur les juges de chair et os, qui ont des opinions, des préjugés, qui souffrent de l’influence atmosphérique. » Si telle doit être la position du juge, le jeune personnage a de quoi appréhender son métier, lui qui entraperçoit, en une poignée d’heures qui constitueront une expérience humaine saisissante, combien il est malaisé de laisser de côté sa conscience dans cette profession. Mais ce passage est ambigu : tout en étant pris en charge par un narrateur assertif, il soulève une véritable réflexion sur la fonction de juge. Si ce propos surprend d’autant plus dans un roman qui met en valeur l’âme humaine et montre combien l’homme est distinct de la machine par l’imprévisibilité de ses réactions, un juge électronique peut toutefois sembler souhaitable dans une société comme celle évoquée dans le roman : la justice y est en effet exercée, sur une paysannerie pauvre, par de riches descendants des « satrapes phanariotes » sans foi ni loi et la police y est corrompue et cruelle, n’hésitant pas à tuer des innocents. Paradoxe mystérieux de l’homme qui sait qu’il ne peut ni ne doit être réductible à une machine, et qui pourtant aspire peut-être à ce que la justice perde son humanité en se faisant machine, afin d’éviter une justice trop inhumaine précisément… Cependant, une autre lecture, plus certaine, verrait l’ironie de l’auteur, qui n’appelle sans doute pas de ses vœux une « société scientifique » dont le risque serait la mise en péril de l’âme, du spirituel. D’ailleurs, le véritable juge du roman n’est-il pas ce bagnard sublime qui exerce sa pleine humanité en voulant punir son crime - le plus grave à ses yeux - celui que ni Dieu ni les hommes ne condamneraient : l’absence de tendresse accordée à sa famille ?

La recherche de vérités cachées - visée que se donnait le juge et que le lecteur peut reprendre à son compte - s’incarne dans une écriture dépouillée qui accorde toutefois une place éminente aux images symboliques, conférant au livre beauté poétique et profondeur spirituelle. C’est autour de la neige, élément essentiel du roman, que se déploie l’étoilement symbolique le plus riche. Et le lecteur se trouve parfois guidé dans son interprétation par un discours explicite, véritable variation musicale : « La pluie est bavarde. Elle est bouillonnante, nerveuse, rancunière, monotone et violente. La neige est silencieuse et muette, sans mémoire et solennellement égale à elle-même. La pluie est laïque, la neige est religieuse. La neige qui tombe, c’est comme une liturgie. La pluie apporte la boue, les inondations, mais aussi la fertilité. La neige ne produit rien. Son rôle est d’être blanche, sans mémoire terrestre, et de faire grâce à tout et à tous. Comme Dieu. […] Les gens d’ici, et toute la vie d’ici, sont exactement comme la neige, dit le commissaire. Il ne faut pas attendre de leur part une collaboration avec la police. […] Ici notre enquête sera dure. Ici, c’est le Royaume de la neige. […] La pluie est érotique. La neige est agapète. L’une aime avec le corps, l’autre avec l’esprit. » Ailleurs, ce sont les larmes, le sang, le sel, le foehn ; autant d’images qui se chargent de sens spirituels liés à la douleur rédemptrice, au péché, à la grâce et à la joie, au souffle du diable. À chaque fois, un sens aussi « concentré » que les larmes du bagnard Savonarola Mold, le personnage christique du roman. 

À ces images se mêlent des notions philosophiques, telles la mémoire et la justice, que le texte travaille et explore dans toutes leurs dimensions et leurs contradictions. L’une d’entre elles semble être la source à laquelle vient s’abreuver une très belle et puissante énigme pour l’auteur et le commissaire : comment un peuple dont le passé a été confisqué, tout au long de son histoire, par les riches puissants, a-t-il pu se constituer en sanctuaire de l’Histoire ? Comment un peuple qui a dû « enfoncer ses racines dans le ciel » a-t-il pu devenir le refuge des traditions conservées du passé ? En effet, ce roman peut être lu comme un hommage vibrant au peuple de l’écrivain, le peuple roumain, lequel a su trouver un lieu et la force pour continuer à vivre et perpétuer ses traditions malgré l’oppression. L’image finale des « cloches roumaines, cloches des pauvres », ces cloches construites en bois sous l’occupation turque pour continuer à se rassembler malgré l’interdit, cristallise superbement l’essence du peuple roumain pour l’auteur. Ce n’est pas un hasard si l’histoire de ce peuple, depuis la Dacie antique colonisée par les Romains jusqu’à l’époque contemporaine, est relatée par le personnage central du livre, le commissaire. Le village d’Agapia apparaît finalement comme la figuration de la religion dans laquelle le peuple s’est réfugié et a tiré sa subsistance, puisque la possession de biens terrestres leur était refusée. Comme pour contrer la cruauté et l’injustice entérinées par la fin tragique et poignante du roman, l’écrivain construit le portrait d’un peuple héroïque, les Immortels, ces hommes vivant « au-dessus de l’Histoire et des domaines des tyrans », tout en préservant la beauté austère et fragile de leur résilience.

Éva Philippon

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