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Les nuits de Joseph Roth

Article publié dans le n°1229 (02 oct. 2020) de Quinzaines

Job, roman d’un homme simple s’inscrit dans le sillage du Rabbin de Bacharach de Heinrich Heine, lequel s’était attaché à donner ses lettres de noblesse à une littérature allemande qui accueillerait en son sein le monde traditionnel juif. Joseph Roth, dans cette parabole écrite dans une sobriété envoûtante, fait revivre l’univers juif du début du xxe siècle et le déracinement qu’ont connu des millions de Juifs d’Europe de l’Est lors de leur exil en Amérique.
Joseph Roth
Job, roman d’un homme simple
(Points)
Job, roman d’un homme simple s’inscrit dans le sillage du Rabbin de Bacharach de Heinrich Heine, lequel s’était attaché à donner ses lettres de noblesse à une littérature allemande qui accueillerait en son sein le monde traditionnel juif. Joseph Roth, dans cette parabole écrite dans une sobriété envoûtante, fait revivre l’univers juif du début du xxe siècle et le déracinement qu’ont connu des millions de Juifs d’Europe de l’Est lors de leur exil en Amérique.

À la lecture de cette réécriture moderne de l’histoire de Job, il est des souvenirs picturaux qui affleurent et entêtent, avec leurs cortèges de rabbins, de violonistes, de chandeliers, de maisons en bois  du shtetl ; ce sont bien les toiles de Chagall qui défilent, non seulement parce qu’elles recueillent les traditions juives hassidiques et qu’elles interprètent en couleurs la Bible, mais aussi parce qu’elles donnent à voir de mystérieuses nuits sur lesquelles veille toujours une lune en croissant ou d’une rondeur blanc argent. Scandé de moments où le regard des personnages se porte vers le ciel nocturne, tel un écrin à la « courbe argentée » et aux « étoiles proches et vivantes », le roman compte la nuit parmi ces motifs puissamment évocateurs qui, au fil de leur retour modulé, installent une couleur et tissent du sens. Car chez Roth, le sens naît souvent des ressources strictement poétiques, de la répétition d’images. En quoi ce motif de la nuit s’étoile-t-il de tous les thèmes et interrogations de ce poignant roman sur la souffrance des hommes ?

Ce roman relate le destin d’un homme qui se meut courbé dans la nuit, et de sa femme au cœur habité par la nuit. Et entre eux deux, une autre nuit, tout aussi froide, celle de l’habitude, s’est un jour installée. Ils attendent un miracle divin qui les ferait sortir de ces ténèbres insondables qui n’en finissent pas de les envelopper, depuis la naissance de leur fils infirme Menuchim. Mendel Singer le juste, lui qui ne se connaît pas de péché notable, ne cesse de s’interroger sur les raisons de son malheur, qui s’abat sur sa femme et ses quatre enfants de façon renouvelée. Aux yeux de cet homme pieux ordinaire qui vit dans la crainte de Dieu comme le Job biblique, ses souffrances sont une punition divine. Mais sa détermination à endurer ce que Dieu lui inflige confine à l’aveuglement : ne décide-t-il pas de s’exiler aux États-Unis avec sa famille parce qu’il croit s’annoncer un terrible malheur au-dessus de sa fille  qui fréquente les cosaques ? Sa piété naïve qui l’empêche d’agir sur sa propre vie, le conduit à se livrer à des interprétations erronées des signes, et celle qui sera la plus retentissante touche à son fils épileptique et muet, « symbole qui ne donne pas de réponse ». Un fils abandonné dont le souvenir grevé de remords hantera longtemps ses parents, un fils d’où viendra le salut...

Pourtant, cette vie quotidienne, que la monotonie imperturbable des jours rend si pesante, est ponctuée de moments de lucidité fulgurante qui grandissent progressivement cet homme, au départ ordinaire et passant inaperçu aux yeux de tous, au rang d’une figure mythique, exemplaire dans et par sa singularité. Bien avant que ne lui apparaissent la solitude et l’ineptie de sa vie, il est une vérité, cruellement douloureuse, sur laquelle le voile est levé: « Un jour donc la vérité lui était apparue. C’était comme un second mariage, un mariage réitéré, cette fois-ci avec la laideur, avec l’amertume, avec le vieillissement de sa femme. Il la ressentait certes plus proche, elle faisait presque corps avec lui, elle était inséparable de lui pour l’éternité, mais elle était insupportable aussi, avec ses tracasseries et ses plaintes, et il la haïssait également un peu. D’une femme avec qui on s’unit uniquement dans l’obscurité, elle était devenue en quelque sorte une maladie avec laquelle on est lié le jour et la nuit, qui vous appartient complètement, que vous n’avez plus besoin de partager avec le monde et dont la fidèle hostilité finit par vous détruire. » Si la misère, l’infirmité de son fils, la folie de sa fille, la perte de ses fils à la guerre, sa propre révolte contre Dieu s’ajoutent les unes aux autres pour courber toujours un peu plus le dos de Singer, une souffrance encore plus profonde semble se loger au sein même du couple, dans la fin de leur désir, dans la fin de ces « nuits d’amour » qui reviennent en mémoire de Singer jusqu’aux toutes dernières lignes du roman. Le mépris pour la chair de sa femme, voilà peut-être la racine de la douleur, du mal. Si ce roman peut-être lu comme une fable sur le destin des Juifs d’Europe centrale et plus largement sur le désarroi de l’homme moderne, il est aussi une méditation lancinante sur l’étrangeté qui s’insinue au sein du couple vieillissant, au point d’entamer l’être : « C’était donc à son être qu’on s’en prenait quand on blâmait son métier, on essayait de l’effacer de la liste des vivants. » Ce roman prend un relief très personnel lorsque l’on songe au mariage malheureux de l’auteur (il a dû interner sa femme devenue folle), qu’il a vécu comme une malédiction répétant celle de la mort du père (aussi liée à la folie), destin familial lui interdisant tout enracinement.

Pour la famille Singer, les nuits de Volhynie, par leur silence et leur ciel dégagé, offrent, en contrepoint, des moments de recueillement privilégié, où la proximité avec Dieu est sensible, comme si la localisation du village de Zuchnow, loin de la ville, entourée de champs et marais, aux marges de l’Empire des tsars, laissait à la voûte céleste toute latitude pour se déployer dans sa majesté rassurante. Que le ciel soit parsemé d’étoiles, miroirs des rêves, ou qu’il représente le voile derrière lequel se dissimule Dieu, qu’il soit le destinataire de « paroles venues d’ailleurs » lancées pour célébrer la renaissance de la lune, elle se présente chaque fois familière à celui qui le contemple. Mais la nuit semble échapper au domaine de la représentation pour se transformer en véritable figure du mal du pays lorsque Singer, alors exilé en Amérique, se remémore les nuits de son pays, à côté desquelles les nuits américaines sont certes pleines d’une vie trépidante et rutilante mais comme désertées par Dieu : « Il voyait alors les reflets rougeâtres de la vivante nuit américaine […] et l’ombre argentée et régulière d’un faisceau lumineux qui semblait chercher désespérément Dieu dans le ciel nocturne. Oui, et Mendel voyait aussi quelques étoiles, quelques misérables étoiles, des constellations démembrées. Mendel se souvenait des nuits claires et étoilées là-bas, au pays, du bleu profond du ciel amplement déployé, du croissant de lune à la courbure délicate, du bruissement sombre des pins dans la forêt, des voix des grillons et des grenouilles. » Ces nuits deviennent ainsi la métaphore de la condition des Juifs assimilés qui ont enterré leur ancienne foi et les traditions qui l’accompagnaient, et plus largement de cette modernité qui a remplacé Dieu par les réclames, l’argent et le divertissement.

Il émane de ce roman plein de grâce une poignante nostalgie et la détresse de l’auteur, qui s’emploie à reconstruire cette Ostjudentum toujours déjà disparue, car bien avant la Première Guerre mondiale qui marque la fin d’un monde, Singer n’était-il pas seul à tenir aux traditions, alors que ses enfants se dirigeaient vers d’autres mondes, l’armée, le commerce, l’amour sans lendemain ? Joseph Roth, qui pourrait reprendre à son compte les propos de son personnage « mes mondes à moi sont morts », sait ressusciter et exalter à merveille l’atmosphère des célébrations nocturnes qui rythment le shtetl, dans ce qu’elles comportent de communion familiale et d’allégresse festive, le tout porté par la mélodie adoucissante du chant. Pour l’auteur, ce monde traditionnel juif hassidique où la musique est omniprésente se confond avec la nuit de l’enfance, ce temps utopique lointain et perdu. L’écriture de Joseph Roth, avec sa précision d’une simplicité magique, donne un relief aigu aux choses et aux êtres et permet de retrouver cet univers où le miracle est possible.

Éva Philippon

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