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Paris & Lisbonne stories

Article publié dans le n°1003 (15 nov. 2009) de Quinzaines

Le pavé lancé dans la mare il y a maintenant un an et demi par le Club des 13, appellant à la survie des « films du milieu » (cf. QL n° 969), semble s’y être englouti en ne laissant à la surface que quelques bulles – ou bien les préconisations communiquées au Centre national de la cinématographie sont restées lettre morte ou bien leur réalisation est classée « secret-défense » ; en tout cas, leur impact sur les conditions de la production française reste encore peu discernable (1). Ce qui n’empêche pas le dit cinéma du milieu, en attendant la mort, de prospérer, comme le prouvent les sorties récentes des films de Guédiguian, Kahn, Brizé, Larrieu Bros, Honoré, Rivette, Tirard, Resnais, entre dix autres.
Jean-Pierre Jeunet
Micmacs à tire-larigot
Eugène Green
La religieuse portugaise
Le pavé lancé dans la mare il y a maintenant un an et demi par le Club des 13, appellant à la survie des « films du milieu » (cf. QL n° 969), semble s’y être englouti en ne laissant à la surface que quelques bulles – ou bien les préconisations communiquées au Centre national de la cinématographie sont restées lettre morte ou bien leur réalisation est classée « secret-défense » ; en tout cas, leur impact sur les conditions de la production française reste encore peu discernable (1). Ce qui n’empêche pas le dit cinéma du milieu, en attendant la mort, de prospérer, comme le prouvent les sorties récentes des films de Guédiguian, Kahn, Brizé, Larrieu Bros, Honoré, Rivette, Tirard, Resnais, entre dix autres.

Mais le cinéma français, dans son insolente santé actuelle, ne produit pas que des films du milieu, puisque deux titres présentés presque en même temps illustrent les autres catégories économiques, celle des « gros budgets » (au-delà de 10 millions d’euros) et celle des « petits budgets » (moins de 2 millions). Le film de Jean-Pierre Jeunet est même hors catégorie, son coût de 22 millions le classant très haut dans le tableau. On ne connaît pas le budget du film d’Eugène Green, mais les billets d’avion pour Lisbonne et les quatre costumes du XVIIe siècle utilisés semblent les seuls débordements financiers que s’est autorisée la production. Voir l’un et l’autre dans la même journée, c’est comme savourer en même temps une plaquette sur papier alfama tirée à quelques exemplaires numérotés et un roman prélevé sur la tête de gondole du grand magasin d’agitation culturelle du coin de la rue.

Les choses ne sont pourtant pas si simples. Car Jeunet, s’il vise le grand public – et il faut qu’il soit bien grand pour assurer le retour sur investissement –, ne lui fait guère de concessions : nous ne sommes pas ici du côté d’Astérix aux J.O. ou de Lucky Luke. Et s’il fallait lui chercher un patronage parmi les héros de bandes dessinées, c’est plutôt vers les Pieds Nickelés que l’on pencherait. Question de mauvais esprit, de goût de l’absurde et d’atmosphère. Le cinéaste est l’un des seuls de sa génération (il est né en 1953) à se réclamer du cinéma français de la grande époque, en citant Duvivier et Carné plutôt que Godard et Truffaut ; sa troupe de marginaux nichés au cœur de la ville renvoie aux rêveurs imaginés par Prévert, ceux d’Adieu Léonard (Pierre Prévert, 1943) ou de L’Arche de Noé (Henry Jacques, 1946). Avec une différence notable : les héros du frère Jacques étaient de doux illuminés, repliés dans un univers que n’atteignait que peu la méchanceté du monde ; ceux de Jeunet et de Guillaume Laurant, son scénariste, sont des teignes, en lutte contre les nuisibles. Lutte victorieuse : les marchands de canons qui constituaient leur cible seront anéantis, revanche du faible contre le nanti, du bricoleur contre l’industriel, du système D contre le Système. Même si l’argument est sans surprises, David triomphant toujours de Goliath et Guignol du gendarme, il ne peut laisser indifférent de voir l’arrogance des puissants ainsi réduite – d’autant que Nicolas Marié et André Dussolier (aux antipodes de sa partition dans Les Herbes folles de Resnais) composent des capitaines d’industrie d’une ignominie tout à fait crédible : et elle fait du bien à l’âme, la scène où, face à un concile de justiciers voilés, l’un, ligoté, une grenade dégoupillée dans la bouche, juché sur les épaules de l’autre, le pied posé sur une mine prête à exploser au premier mouvement, s’accuse en pleurant beaucoup, tel le juge au moment suprême face au gorille de Brassens. Certes, les Basil Zaharoff meurent toujours dans leur lit, mais on peut rêver…

Jeunet retrouve la meilleure part de son inspiration parisienne, loin du sucre d’orge d’Amélie Poulain, celle fixée par Delicatessen, son premier film de 1991, et sa vision sans équivalent : une ville dont chaque aspect, les immeubles du boulevard Victor, le Parc des Princes, la voie du tramway, la place de Bitche et son pont sur l’Ourcq, est identifiable et que le regard du cinéaste (et de son responsable des effets spéciaux) transforme en une cité inconnue et inquiétante. Seuls y sont fréquentables les toits, et ce terrier édifié avec des éléments de récupération, qui abrite l’improbable communauté des rejetés, l’homme-à-la-balle-dans-le-crâne, la-môme-caoutchouc (hommage à Gabin), le génie-muet-de-la-mécanique et Calculette, la-fille-du-métreur-et-de-la-retoucheuse qui évalue le monde d’un œil impeccable – nous sommes toujours chez Prévert. Jeunet pratique un cinéma ultra-narratif, loin du psychologisme régnant : les 104 minutes du film sont chargées jusqu’à la gueule d’événements, tous engrenés de façon horlogère. Au point que cette richesse laisse pantois, incapable que nous sommes de tout ingurgiter sans respirer : comme devant certains films de Tim Burton, il faudrait pratiquer l’arrêt sur image pour pleinement profiter de certains plans ou de certains mouvements complexes (toute la séquence de la capture des méchants, par exemple) balayés par la rapidité du tempo. Ce qui fait que le souvenir de Micmacs est plus prégnant que le film lui-même, qui nous a laissé convaincu, mais sur le flanc.

En revanche, ce n’est pas l’essoufflement qui guette le spectateur de La Religieuse portugaise. Eugène Green prend tout son temps, capte tous les déplacements de son héroïne dans Lisbonne, ses regards sur le Tage, ses discussions avec les passants ou ses partenaires dans le film qu’elle vient tourner là – une adaptation des fameuses Lettres, longtemps attribuées à Mariana Alcoforada et dont on sait maintenant qu’elle étaient de Guilleragues. Nous sommes ici dans l’univers du cinéma d’auteur pur et dur, autrement plus sérieux que les espiègleries de Jeunet, un film où les cadrages sont aussi signifiants que la durée des panoramiques, où l’on pèse ses mots et où les mots pèsent. Leonor Baldaque, actrice et religieuse du film dans le film, face à la caméra, n’exprime que le minimum qu’elle doit exprimer. Ses rencontres sont peu nombreuses et leur intensité est dite plutôt que montrée. On y aborde la passion, le sexe, la spiritualité, avec ferveur et un détachement désincarné. On y parle destin et sens de la vie. Et pourtant, les 125 minutes s’écoulent sans que l’on ait vraiment envie de quitter son siège, sans doute parce que l’ombre de la religieuse scandaleuse plane quelque part. Green est un homme habile, que son expérience avec sa troupe du Théâtre de la Sapience, ses travaux sur le théâtre et la langue baroques, ont mis en pays de connaissance : il sait que la gesticulation n’est pas nécessaire, que l’immobilité de l’actrice est un moyen sûr de traduire la passion qui anime son personnage et qui n’a pas besoin d’être visualisée. Et les trois fados magnifiques qui parsèment le film, la vibration lumineuse du petit matin sur Lisbonne contrebalancent la raideur des acteurs (dont Green lui-même), la tonalité souvent compassée de quelques dialogues qu’on a voulu élever à la hauteur des lettres originales – mais comment atteindre la simplicité de l’ultime phrase du livre – « Adieu, aimez-moi toujours ; et faites-moi souffrir encore plus de maux » ? Il n’y a pas tromperie sur le produit : Green s’adresse au tout petit nombre. Souhaitons à son film les quelques spectateurs attentifs et patients qu’il réclame et mérite.

1. À rapprocher des conclusions du cabinet fantôme du ministère de la Culture présidé par Marin Karmitz qui, au terme d’un semestre épuisant (150 personnalités interrogées), a accouché de dix idées révolutionnaires – présenter des films d’opéra dans les théâtres publics, créer une péniche-école de cinéma, «lier le développement économique et social à la dimension artistique», travailler à «une meilleure démocratisation de la culture», etc. Comme disait Alphonse Allais, « à se tordre »…

Lucien Logette