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Peindre à Venise au XVIe siècle

Au Louvre, une exposition qui comble le regard. Mais aussi qui sollicite une attention (formelle, érudite) sans laquelle on sent que l’on manque quelque chose de fondamental dans chacune des œuvres. Le titre de ces notes sur la rivalité productive des trois grands du Cinquecento, Titien, Véronèse, Tintoret, et quelques autres artistes aujourd’hui moins célèbres, je l’emprunte à l’ouvrage mémorable de David Rosand, traduit en français par Daniel Arasse et Fabienne Pasquet en 1993. Le « mythe de Venise » tient à l’harmonie et à la séduction exercée par la troisième puissance d’Europe, dont le Grand Canal, d’après Comines, était « la plus belle rue qui soit en tout le monde et la mieux maisonnée ».
Catalogue collectif de l'exposition "Titien, Tintoret, Véronèse… Rivalités à Venise" (Hazan/Musée du Louvre)
Enrico Maria Dal Pozzolo
Giorgione (Actes Sud)
Au Louvre, une exposition qui comble le regard. Mais aussi qui sollicite une attention (formelle, érudite) sans laquelle on sent que l’on manque quelque chose de fondamental dans chacune des œuvres. Le titre de ces notes sur la rivalité productive des trois grands du Cinquecento, Titien, Véronèse, Tintoret, et quelques autres artistes aujourd’hui moins célèbres, je l’emprunte à l’ouvrage mémorable de David Rosand, traduit en français par Daniel Arasse et Fabienne Pasquet en 1993. Le « mythe de Venise » tient à l’harmonie et à la séduction exercée par la troisième puissance d’Europe, dont le Grand Canal, d’après Comines, était « la plus belle rue qui soit en tout le monde et la mieux maisonnée ».

Palais, églises, villas de particuliers regorgent de peinture. Retables, fresques, ou tableaux de chevalet, prélevés dans leur site originaire, constituent aujourd’hui les fonds des plus grands musées du monde. La bibliographie des artistes est immense. Les monographies multiples, révélant des « détails » passés inaperçus. Des expositions sont des œuvres « connues » dont le centre, s’efforcent, par des voies obliques, de faire redécouvrir les grands du XVIe siècle vénitien. Ce fut à Paris en 1993 Le siècle du Titien au Grand Palais : de Giorgione (1478-1510) à Titien (1490-1576), Tintoret (1518-1594), Véronèse (1528-1588), figures de proue. Les générations se succèdent, se bousculent, s’observent, se nourrissent les unes des autres.

L’exposition du Louvre (et de Boston) fondée sur les trois maîtres a pour sous-titre « Rivalités à Venise ». On insiste sur la nouveauté du sujet. Cela est vrai si l’on considère que ces rivalités ont produit une émulation qui a favorisé la création, une inventivité dont la peinture vénitienne a tiré sa richesse et, paradoxalement, son originalité.

Le parti retenu – un parcours thématique – était le plus propre à suivre la compétition entre les artistes. La centaine de tableaux réunis au Louvre sont ordonnés en cinq « sections ».

La première accueille les portraits. À Venise, les hommes de prestige et de pouvoir – patriciens, riches marchands, lettrés, artistes – sont soucieux de laisser derrière eux leur portrait, signe de leur illustration et de leur lignée. Les portraits des grands de la Sérénissime République composent le portrait même de Venise. De Giorgione à Véronèse on peut l’y reconnaître.

À la notoriété du modèle s’ajoute celle du peintre. Des doges, dont nous ne retenons qu’à peine le nom, nous savons, nous voyons que leur portrait est dû à Titien. Cette « signature » se joint aux autres marques des portraits. Ils sont à la fois ressemblants, reconnaissables, et signes politiques : ils signifient l’ouverture de Venise à la pluralité des talents et des vertus. Ils signalent aussi que cette République enrichie par le commerce est attachée aux arts libéraux. Les portraits de collectionneurs, et plus encore, les autoportraits l’attestent. Titien s’y plut. Réponse à l’art de Titien ? Tintoret composa vers 1588 frontalement son autoportrait. À l’opposé de celui, tout en profil, de Titien en 1562. Tintoret honorait la commande d’un collectionneur qui aimait à mettre en rapport des tableaux de styles divers.

Les artistes eux-mêmes honorent les artistes, qui contribuent à l’aura de Venise dans laquelle ils baignent. À l’exposition se trouvent confrontés les splendides, chacun dans son étrangeté, portraits des Strada, le père Jacopo (peint par Titien en 1568) et son fils Ottavio, peint par Tintoret la même année approximativement. Les deux Strada sont des personnalités. Aux talents multiples. Le père avait été nommé « Antiquaire de la Cour ». Jacopo et Ottavio ont ceci de commun dans leur portrait la statue qu’ils tiennent dans leur main droite : antiquaires, lettrés, collecteurs de manuscrits, collectionneurs. C’est par un texte du catalogue que nous apprenons la brouille survenue entre le père et le fils, en raison de « transgressions financières et sexuelles » d’Ottavio. Le résultat fut la séparation des deux portraits : celui peint par Tintoret partit pour la Bohème, celui de Titien resta à Vienne. Les deux peintres savaient que ces tableaux où le talent de chacun est éclatant, seraient vus et jugés par tous les princes d’Europe. Les voici réunis, exposés à notre regard, soumis à la comparaison. Manquent cependant à notre vue les composantes qui sont en arrière-fond de la rivalité, sur fond de complicité, qui sépare le père et le fils, et les deux artistes majeurs de l’année 1568. Une excellence qui saisit le spectateur d’aujourd’hui, sans laquellenous puissions rendre compte de ce qu’elle est dans la diversité de deux œuvres unies par le seul nom de famille du modèle.

La deuxième section de l’exposition compare les mérites respectifs de la peinture et de la sculpture. La troisième souligne l’effacement de la frontière entre sacré et profane. Le thème des « Pèlerins d’Emmaüs », de Titien à Tintoret fournit un exemple de l’exercice de la pratique artistique auquel peut donner lieu un « modèle » classique, préécrit.

La quatrième section est vouée au « nocturne » (Tintoret y excelle). La figure la plus forte en serait Le Couronnement d’épines de Titien, qu’acquit Tintoret à la mort de son confrère. Dans ce tableau (absent de l’exposition) la scène est prise dans un voile d’ombre que trouent le Christ et les bâtons (ou les lances) qui, s’abattant symétriquement sur sa tête articulent le tableau et le rendent palpable par la mort.

Tout au contraire, la vie éclate dans la dernière section, donnée à la chair de la femme, à la vie que prodigue la couleur. C’est « La Femme désirée ». De la volupté promise à la violence. De Titien, Danaé (celle de Naples et celle du Prado). Cette dernière, destinée à Philippe II d’Espagne est plus « naturaliste » que celle acquise par le cardinale Alessandro Farnese. Une Danaé de Tintoret est à Lyon. Largement offertes à notre regard, ouvertes à notre désir, ces femmes vont au-delà du terme d’Allégorie utilisé par Véronèse quand Lucrèce est menacée de violence par Tarquin, que Tintoret montre le viol presque accompli.

Le Concert champêtre où Manet a pris l’image de son Déjeuner sur l’herbe, a successivement été attribué à Giorgione, au jeune Titien, puis de nouveau à Giorgione. Il y a de commun entre les différentes attributions que le fait que le Concert champêtre n’a jamais fait scandale, au contraire du tableau peint en 1863 par Manet. Les interprétations de cette différence d’accueil séparent, selon l’usage, les historiens de l’art. On dispute sur ce qu’était l’érotisme ici et là, à telle époque, à telle autre, à ce qui relève de fait social ou du faire pictural. Un de ces historiens, en 1947, alla jusqu’à définir les nus vénitiens comme « une pornographie de luxe » de l’époque.

Jeune, Titien collabore avec Giorgione pour les fresques du nouveau bâtiment du Fondaco dei Tedeschi. C’est le siège du commerce allemand, il exalte le rôle européen de Venise, le secret de son opulence, et son culte des arts.

En 1509, un an avant sa mort, Giorgione peint la Vénus couchée de Dresde. La carrière courte du peintre laisse apparaître la puissance et la singularité de son génie : les portraits (La vieillesse, Laura), les nocturnes, le Portrait de jeune homme de Budapest…, autant de prises sur le monde et sur la peinture dont on a souvent noté le caractère « mystérieux ». Elle reste mystérieuse quand il faut s’assurer de critères d’attribution d’une œuvre à Giorgione, ou à Titien ou à d’autres peintres.

Mais, outre le caractère de la peinture à Venise dépendant de la Sérénissime République, ce qui marque profondément la peinture vénitienne et va l’enrichir, c’est un changement décisif de la pratique picturale qui y a eu lieu. À Venise, la couleur (le colorito) va l’emporter sur le disegno, le dessin qui marque les contours. La peinture des chairs trouvera avec le colorito un éclat neuf. L’autre invention de conséquence fut la substitution de l’enduit à l’huile étendu sur une toile à l’enduit à l’œuf sur support de bois. Le tableau de chevalet, transportable, multipliable, résulte de ce changement de support, de médium et, parfois, de proportions.

Ce qui arrivera dans les ateliers vénitiens influa sur l’ordre des rivalités. Et, bien au-delà, donna, pour plusieurs siècles, sa figure à la peinture européenne.

Georges Raillard

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