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L'ensorcellement d'Ensor

Le peintre belge James Ensor (1860-1949) est le sorcier insolant d’Ostende, le magicien des masques scabreux et des squelettes hoquetants. Parfois, il suggère les scènes sombres de l’intimité. Ou, plus souvent, il est un créateur du clair, des transparences, de l’irisé… Il aime étonner. Il veut déconcerter. Ses tableaux interrogent.
Laurence Madeline
James Ensor : le carnaval de la vie (Gallimard (Découvertes))
James Ensor
Dame peinture toujours jeune (La Différence (Minos))
Le peintre belge James Ensor (1860-1949) est le sorcier insolant d’Ostende, le magicien des masques scabreux et des squelettes hoquetants. Parfois, il suggère les scènes sombres de l’intimité. Ou, plus souvent, il est un créateur du clair, des transparences, de l’irisé… Il aime étonner. Il veut déconcerter. Ses tableaux interrogent.

Ce sont Les cuisiniers dangereux (1896). Car les cruels critiques d’art mijotent les peintres. L’un porte un plat cannibale et monstrueux : un poisson dont la tête est humaine. Le mets du menu s’intitule « Hareng saur/Art-Ensor ». Le peintre Ensor se moque de lui-même et se glorifie… Dans ses textes, il insulte les critiques d’art (qui ne l’aident pas ou qui le méprisent). Ce sont « nos pontifes, bonzes et grands lamas autoritaires », des « lèche-plumes exaspérés », des « critiques chétifs choucrouttés », des « céphalopodes très encreux »…

Dans l’univers tel qu’Ensor le peint, les marionnettes, les vivants déguisés et les squelettes se démènent, s’agitent, se battent entre eux, se tuent, se dévorent. Ils se dépensent sans compter… La plupart des masques sont anonymes, mais quelques-uns possèdent un nom propre. Perplexe, le masque Wouse perçoit sur le plancher les crânes, les oripeaux colorés, une flûte, un violon, une bouteille, une poupée. C’est L’étonnement du masque Wouse (1889)… Parfois, certains masques se moquent de la Mort qui porte un chapeau rouge… Ou bien, le squelette admire des « chinoiseries »… Ou encore, deux masques seraient « scandalisés », mais de quel scandale ?... Ou aussi, une immense foule de masques disparates assiste, goguenarde, à « l’Entrée du Christ à Bruxelles » ; et on peut lire sur les banderoles diverses inscriptions : « Vive Jésus Roi de Bruxelles… Les charcutiers de Jérusalem… Fanfares doctrinaires : toujours réussi… La Samarie reconnaissante… Mouvement flamand… Vive la Sociale… »

Circulent alors les masques grotesques, macabres, étonnés, tantôt féroces, tantôt débonnaires, assez souvent hébétés… Ensor admire les longs nez : « Le masque me dit : «fraîcheur de ton, décor somptueux, grands gestes inattendus, expression suraigüe, exquise turbulence. »

À propos de ces masques égarés et frénétiques, James Ensor obéit à une étrange géométrie flottante : une « précision géométrique presque ». C’est pourtant ce qu’en 1901 Jean Lorrain a écrit dans un roman Monsieur de Phocas. L’un des personnages du roman affirme : « Cet Ensor voit avec son imagination, mais sa vision est d’une probité parfaite, d’une précision géométrique presque. Il et même un des seuls qui voient. Il a l’obsession des masques comme nous ; c’est un voyant comme vous et moi. » Avec cette « géométrie presque », le masque éclatant nous exhibe notre vérité, nos faiblesses, nos travestissements. Les masques d’Ensor sont liés au « carnaval chaud » d’Ostende. Ils seraient (écrit-il) « pourprés, azurés, nacrés, coquillés, huîtrés, turbotés, barbus, stockfishés » ; Ces masques seraient peut-être les messagers de la mer…

Cette exposition, riche de 162 œuvres d’Ensor, au Musée d’Orsay, privilégie, évidemment, les scènes des squelettes et des déguisés. Mais elle donne à voir aussi des portraits, des paysages, des intérieurs, des natures mortes, des scènes religieuses.

Vers 1881-1882, Ensor choisit le sombre, le voilé, l’intime. Il évoque des chambres fermées qui préfigurent les intérieurs d’Édouard Vuillard, les tons assourdis. Parfois, Ensor suggère un drame indécis, une mélancolie discrète : La Dame en détressé (1882).

Puis, il préfère le clair et les couleurs pures. Souvent, il lie la lumière et l’horizon : « Qu’elle est belle la ligne horizontale ; elle me dit la lumière pleine ; sans arrêt elle court sur la mer. » En 1932, il adore la « lumière une et indivisible ». Alors, il compare la lumière avec une fille, avec une nourriture, avec une amante, avec une puissance : « Je n’ai pas (dit-il) d’enfant, mais la lumière est ma fille, lumière pain du peintre, lumière mie du peintre, lumière reine de nos sens… »  Il récite les litanies de la lumière. Il se veut du côté du lumineux, du côté d’Apollon. Et il s’oppose à ceux qu’il nomme « les dévorants de Saturne, toujours annelés de plomb lourd ».

Six grands dessins d’Ensor, s’intitulent « Visions. Les Auréoles du Christ ou les sensibilités de la lumière ». Six moments de la vie de Jésus sont mis en rapport avec des états de la lumière qui serait parfois « gaie » (pour l’adoration des bergers), ou bien « triste et brisée » (quand les diables tourmentent le Crucifié), ou encore « vive et rayonnante » (pour l’entrée à Jérusalem), ou aussi « tranquille et sereine »… Ces « sensibilités » seraient des émotions éprouvées par la lumière…

Sans cesse, dans des dessins, dans des gravures, dans des tableaux, Ensor a multiplié ses autoportraits changeants, fantasques. Il a imaginé plus de 112 autoportraits. Il est le cousin lointain de Rubens et de Dürer. Il porte un chapeau fleuri avec une grande plume. Les démons le « turlupinent ». Il est Saint Jean-Baptiste, prophète, martyr, victime des critiques. Il est le Christ. Il s’appuie à un immense meuble à tiroirs et il est le « peintre triste et somptueux ». On le voit de dos et il pisse sur un mur. Il est un hareng saur. Il est le morose hanneton. Il est un squelette qui peint. Vieillard, calme et rêveur, il joue à l’harmonium. Il est persécuté par la foule des masqués. Il est un cadavre quand il grave en 1888 Mon portrait en 1960. Puis, il ressuscite.

Et, dans ses colères, dans ses écrits, il invente ses insultes. Avant le capitaine Haddock (dans Tintin), Ensor fulmine : « Démolisseurs à suçoirs ; spadassins soyeux ; diplomates à trois dents ; peintres escargotés ; paysannes marécageuses, fessues, glapissantes ; homards pustuleux ; cancres acariâtres ; épileurs de chats en carême ; sanglier douillet s’agitant dans sa bauge ; Descartes, ce plat valet de l’odieuse Christine de Suède ; ogre suiffeux ; limaçons à sonnettes ; asticots maculant fleurs, désorienteurs déclassés ; batracien encornichonné ; becs-salés patibulaires ; pisse-vinaigre suintants ; sentinelles spiralées ; chevaliers de la rose effeuilléee ; égoutier typhique surmené ; porchères rêveuses, nues comme vers ; fiel filandreux de limaces hydrophobes ; Rodin, l’amputeur incorrigible ; emplâtreurs à l’œil louche ; boussiers cantharidés ; apothicaires griffus ; dégraisseurs attristés ; gargouilleurs ternes ; inquisiteur-rôtisseur ; enfileurs de mouches à fiel… » Alors, Ensor, Breughel, Rabelais règlent les mascarades.

Gilbert Lascault