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Pourquoi ?

Article publié dans le n°1105 (16 mai 2014) de Quinzaines

Roger Scruton
The soul of the world
Chaque semaine, j’emprunte une route au bord de laquelle se trouve une petite stèle. Des fleurs, une photographie, un prénom, une date et une question : « Pourquoi ? »

Chaque semaine, j’emprunte une route au bord de laquelle se trouve une petite stèle. Des fleurs, une photographie, un prénom, une date et une question : « Pourquoi ? »

Bien sûr, ce « pourquoi ? » n’appelle pas une explication, mais une rencontre, comme lorsque, sur une table d’opération ou dans l’espoir que se rétablisse un proche, on s’en remet à « Dieu », qu’on se résolve ou non à lui ôter ses guillemets.

Ce qui intéresse surtout Roger Scruton (1), ce n’est pas le « Dieu des philosophes » et les preuves éventuelles de son existence ; c’est l’acte par lequel une personne s’adresse à une autre. Beaucoup d’adversaires de la religion semblent penser qu’ils ont à affronter un ensemble de croyances (sur la création du monde, la vie éternelle, etc.) s’opposant à la science. Mais le cœur de la foi n’est pas là, dit Scruton, il est dans la présence d’un je et d’un tu.

Scruton ne défend pas un « dualisme ontologique » à la Descartes, mais un « dualisme cognitif » : il n’y a qu’une réalité et deux façons irréductibles de la concevoir. L’une d’entre elles consiste en l’acte, effectué dans le « monde de la vie » (Lebenswelt) par un sujet pour un autre sujet, d’interpréter ce qui appartient à l’espace des raisons, de rendre compte : d’actions, de désirs, de pensées, des livres des autres, même, ainsi que nous le faisons dans ces colonnes.

À la musique aussi on demande pourquoi. On peut le demander à chaque moment, comme on le fait au sujet d’autres événements. Pour Scruton, un des mystères de la musique réside en ce qu’elle paraît nous montrer une action humaine s’acheminant vers une fin. On évoque parfois, en la matière, une sorte de « nécessité interne », mais c’est une façon de parler : ici, la nécessité est conquise sur la liberté, et pas l’inverse. À tout instant, les possibilités étaient en nombre infini, à tout instant une intention déterminée s’est manifestée.

Une mélodie est composée de sons, ils sont « ontologiquement premiers » si l’on veut. Mais elle ne peut se réduire à leur succession : elle est un mouvement dans l’espace musical. Cet espace, dit l’auteur, vous ne le trouverez pas dans la nature : c’est la musique elle-même qui le crée à mesure qu’elle se déroule. Scruton remarque que rien proprement ne s’y déplace : la mélodie commence sur une note puis « se dirige », dit-on, vers une autre, mais en réalité « il n’y a pas d’ectoplasme musical qui traverse le vide entre les demi-tons ». Pourtant, l’idée d’espace ne peut être éliminée, non pas seulement de nos discours sur la musique, mais de l’expérience même que nous avons d’elle. Une entité si étrange que deux objets distincts peuvent s’y trouver au même moment au même endroit : c’est le cas lorsque deux lignes mélodiques voient leurs itinéraires respectifs coïncider, l’espace d’un instant, en un même son.

En matière esthétique, Roger Scruton est ce qu’on peut appeler un « formaliste », un héritier lointain de Hanslick en particulier. Pour lui, la musique possède une intentionnalité qui lui est propre, elle ne peut l’emprunter à un autre domaine. Un titre, un programme ne font que s’ajouter de l’extérieur à un morceau de musique, dont la compréhension ne requiert en aucun cas leur connaissance par l’auditeur. Scruton prend l’exemple du poème symphonique de Rachmaninov L’Île des morts, que l’auditeur peut comprendre, musicalement parlant, sans le rattacher au tableau d’Arnold Böcklin qui l’a inspiré.

Il récuse aussi l’analogie qui voudrait qu’une musique « triste » ait les mêmes propriétés qu’une personne triste. Ce n’est pas en considérant l’usage métaphorique d’un mot ou d’une expression qu’on éclairera le sens de la métaphore en cause : dire d’une musique qu’elle est « triste », c’est l’enrégimenter sous un concept qui littéralement ne s’applique pas à elle.

Face à cette subjectivité dépourvue de nom qu’est la musique, l’auditeur ne demeure pas immobile : il danse. Pour Scruton, la danse est un moyen de concevoir la vie imaginée que la musique donne à entendre. L’auditeur n’est pas le seul à danser : l’exécutant a très nettement la sensation de le faire, pour peu qu’il soit à l’aise dans le morceau qu’il joue.

Selon notre auteur, une musique, comme un visage, peut être insincère. Il donne un ou deux exemples de lignes musicales qui ne s’ouvrent qu’à… elles-mêmes. « La chute ne s’est pas produite à un moment particulier du temps ; c’est une caractéristique permanente de la condition humaine. »

Scruton cite ces vers de Rilke (2), il l’a déjà fait dans d’autres livres :

« Et la musique, toujours nouvelle, avec des pierres tremblantes,
bâtit dans l’inutile espace sa maison déifiée.
»

S’adressant à nous d’un lieu qui est au-delà des limites de l’univers physique, la musique est au son ce que « Dieu » est au monde. Et chacun de nous, l’écoutant, se confond avec la personne qui pose indéfiniment la même question à des milliers de passants : pourquoi ?

  1. Philosophe anglais né en 1944. Le présent livre est issu de conférences données à Cambridge en 2011.
  2. Sonnets à Orphée, X (traduction d’Alain Zecchini).
Thierry Laisney