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Résolument antimoderne

Article publié dans le n°1129 (01 juin 2015) de Quinzaines

Bossuet s'adressait au Dauphin, dans son Discours sur l'histoire universelle (1681), en vue de lui fournir "un abrégé où l'on voit, d'un seul coup d'oeil, toute l'histoire du monde". Le public que vise ici Rémi Brague est un peu plus large, et le propos ne l'est pas moins: il s'agit de montrer comment l'homme est devenu, à l'époque moderne, le centre de tout, y compris de lui-même, jusqu'à rêver de sa propre destruction.
Bossuet s'adressait au Dauphin, dans son Discours sur l'histoire universelle (1681), en vue de lui fournir "un abrégé où l'on voit, d'un seul coup d'oeil, toute l'histoire du monde". Le public que vise ici Rémi Brague est un peu plus large, et le propos ne l'est pas moins: il s'agit de montrer comment l'homme est devenu, à l'époque moderne, le centre de tout, y compris de lui-même, jusqu'à rêver de sa propre destruction.

Rémi Brague clôt une trilogie monumentale, comprenant aussi La Loi du monde (Hachette, 2002), qui analysait la conception antique du monde, et La Loi de Dieu (Gallimard 2005), qui traitait de l’époque médiévale. Mais Rémi Brague n’entreprend ici ni une histoire, au sens d’un récit raisonné, ni une généalogie au sens nietzschéen, ni une archéologie au sens foucaldien, de ce qu’il est convenu d’appeler la modernité. Son projet est, en un sens, plus hégélien, dans la mesure où il expose la genèse d’une Idée incarnée dans le devenir, et où le résultat est déjà dans le commencement. Le but, en tout cas, à la manière allemande, est de produire un vaste panorama du développement de la Kultur moderne, du Moyen Âge à nos jours. Comme dans ces romans policiers où il ne s’agit pas de découvrir qui est le coupable du crime, mais plutôt, une fois celui-ci révélé dès le début, de faire porter le suspense sur son modus operandi.

Le coupable (qui est aussi la victime) est désigné : c’est l’homme, qui passe du statut de meilleur des vivants au sein d’une nature qui le domine dans l’Antiquité à celui de seigneur de la Création au Moyen Âge, pour se déployer comme maître unique d’un univers entièrement fait pour lui, au point qu’à l’époque des Lumières il devienne le sujet même du savoir, qu’au moment de la révolution industrielle il finisse par devenir l’objet d’une religion de l’humanité, pour finalement, chez les contemporains, se donner la mort dans une sorte de Menschensdämmerung, suicide collectif qui emporte l’humanisme avec lui. La réponse de l’auteur d’Europe, la voie romaine est aisément lisible en filigrane : l’homme aurait dû prendre un peu mieux la mesure de sa place dans la Création, et redevenir créature. Comme disait Étienne Gilson (cité p. 257) : « En perdant Dieu, la Renaissance allait perdre l’homme lui-même. » Ce dernier ferait mieux de se tourner de nouveau vers le Fils de l’homme, ou vers son Père.

Ce livre est, tel l’éléphant selon Vialatte, irréfutable, parce que, tout en faisant comme s’il développait un argumentaire, il ne cherche pas en réalité à démontrer, mais à montrer, selon la méthode de la convocation exemplificatrice : on convoque telle ou telle référence, tel auteur qui devient un exemple paradigmatique à l’appui d’une assertion générale. La méthode de Brague est herméneutique : il accumule, par l’effet d’une érudition époustouflante, les citations d’œuvres de toutes provenances, renvoyant à des notes et une bibliographie qui occupent près du tiers du volume. Ainsi, dans le chapitre 18, « L’homme refait », qui entend montrer que l’homme moderne quitte sa place de sujet de la Création pour devenir lui-même objet de celle-ci. Devenu plastique, l’homme devient malléable. Recréé, il peut à présent devenir artificiel. Sont « convoqués » : Locke, qui prône la malléabilité de l’homme, les éducateurs qui veulent le façonner, les philosophes comme Hobbes ou Fichte qui veulent le gouverner, les darwiniens comme Julian Huxley, qui lancent la notion de « transhumanisme », puis les écrivains romantiques qui en font un automate (Frankenstein de Marie Shelley, L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam), les doctrinaires communistes prônant l’homme nouveau, Nietzsche puis ses héritiers. Tout ceci n’est historiquement convaincant que si l’on accepte avec l’auteur de considérer telle ou telle référence comme paradigmatique. Si bien que quelquefois on a l’impression de se trouver face au type d’histoire que pratiquait Michel Foucault, dans laquelle les épistémès étaient supposées se suivre sans pour autant se ressembler, pour consacrer la fin de l’homme.

Rémi Brague n’a pas plus de sympathie, on s’en doute, pour l’humanisme athée du XXe siècle que pouvait en avoir Henri de Lubac (1). Mais il n’en a pas non plus pour ceux qui entendent, comme Foucault, Derrida ou Althusser, laisser s’effacer l’homme comme, à la limite de la mer, un visage de sable. Seul, apparemment, Heidegger échappe à cette pensée que Brague juge tout aussi paresseuse quand elle liquide l’homme que quand elle le met sur un piédestal ontologique, anthropologique et moral. Sa position n’est pas loin de celle de Bloy : « Peut-il y avoir des hommes dans une société sans Dieu ? », à condition que le Dieu en question ne soit pas l’homme comme chez Comte, ou ce Dieu vide que recherche le héros de Soumission de Houellebecq.

Rémi Brague fait-il partie de ceux qu’Antoine Compagnon a appelés les « antimodernes » (2), c’est-à-dire les écrivains et philosophes qui, comme Maistre, Bonald, Chateaubriand, Baudelaire, Barrès, Bloy, Maurras, Péguy, Benda, Maritain (qui inventa le terme (3)), et d’autres plus récents, refusent les Lumières et la Révolution, croient au péché originel, invectivent et vitupèrent, sont pessimistes à tout crin ? Brague n’invective pas, pourtant, mais on sent sa rage rentrée et froide, servie par un humour dévastateur.

Mais devons-nous accepter l’alternative proposée, c’est-à-dire le suicide de l’homme après son triomphe moderne ou bien son retour au statut de créature ? Cette alternative était aussi celle que nous proposait Charles Taylor dans L’Âge séculier (4). Est-on tenu, une fois que l’on rejette l’ombre du Divin, d’épouser l’humanisme et le relativisme, le positivisme, le pragmatisme, la négation de la réalité des valeurs et du vrai ? Ce n’est pas sûr. L’un des antimodernes au moins a indiqué qu’on pouvait à la fois être fidèle aux Lumières, refuser la religion, ne pas renoncer au Vrai et au Bien, et ne pas vénérer l’homme pour autant. C’est l’auteur de La Trahison des clercs, qui dénonçait « l’impérialisme de l’espèce », prêché « par les grands recteurs de la conscience moderne ». Si l’on suit cette voie, ironisait-il, « on arrivera ainsi à une fraternité universelle […] dans laquelle, unifiée en une immense armée, en une immense usine, ne connaissant plus que des héroïsmes, des disciplines, des inventions, flétrissant toute activité libre et désintéressée, revenue de placer le bien au-delà du monde réel et n’ayant plus pour dieu qu’elle-même et ses vouloirs, l’humanité atteindra à de grandes choses, je veux dire à une mainmise vraiment grandiose sur la matière qui l’environne, à une conscience vraiment joyeuse de sa puissance et de sa grandeur ». Mais Benda ajoutait : « Et l’histoire sourira de penser que Socrate et Jésus-Christ sont morts pour cette espèce. »

  1. Henri de Lubac, Le Drame de l’humanisme athée, Spes, 1944 (réédition Cerf, 1998).
  2. Antoine Compagnon, Les Antimodernes, Gallimard, 2005.
  3. Jacques Maritain publia en 1922 un livre intitulé Antimoderne.
  4. QL n° 1 065.
Pascal Engel