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Madame Bovary existe-t-elle ?

Article publié dans le n°1129 (01 juin 2015) de Quinzaines

Il y a quantité de choses dont les philosophes se demandent si elles existent : les nombres, les couleurs, les propriétés… et les personnages de fiction.
Il y a quantité de choses dont les philosophes se demandent si elles existent : les nombres, les couleurs, les propriétés… et les personnages de fiction.

Ces entités problématiques, un penseur est allé jusqu’à leur assigner, à côté des objets qui existent dans l’espace et le temps, un autre mode d’être : la « subsistance ». Il s’agit de l’Autrichien Alexius Meinong (1853-1920), et voici comment il s’exprime : « il y a des objets à propos desquels on peut affirmer qu’il n’y en a pas ». Pour lui, il suffit d’être un objet de pensée pour être : même les objets « impossibles » (comme le cercle carré) sont en quelque façon.

Les personnages de fiction peuvent apparaître comme autant de soutiens à la théorie de Meinong ; le problème est que cette théorie nous conduit logiquement à une affirmation intenable : certains objets ne sont pas identiques à eux-mêmes. L’universitaire américain Peter van Inwagen a cherché à définir une théorie du discours fictionnel qui n’épouse pas la doctrine de Meinong tout en reconnaissant l’existence des personnages de fiction (1). Cette existence, selon lui, est impliquée par le fait que nos discours sur la fiction comprennent des phrases vraies (c’est une application du « critère d’engagement ontologique » de Quine). Un exemple : « Dans certains romans, il y a des personnages importants qui n’entrent pas en scène avant la moitié de l’œuvre. »

Pour les réalistes « robustes » (comme les appelle Mark Sainsbury (2)), les personnages de fiction ne se contentent pas d’appartenir à un monde fictionnel : ils font partie de notre réalité. Ces réalistes, s’opposant au dualisme de Meinong, ont du mal à restreindre le domaine de la quantification et à admettre, par exemple, que la proposition « Sherlock Holmes n’existe pas » est vraie dans un certain contexte. Pourtant, si j’ouvre le réfrigérateur et que je m’écrie qu’il n’y a rien à manger, je ne prétends pas qu’il n’y ait rien à manger nulle part dans l’univers ! (3)

Dans le discours fictionnel, la prédication a quelque chose d’ambigu, car on y trouve deux types d’énoncés complètement différents :
1) Mme Bovary est un personnage créé par Flaubert.
2) Mme Bovary est l’épouse d’un officier de santé.
Il semble qu’il y ait quelque chose qui cloche dans la première phrase (4) ; « “Mme Bovary” est le nom d’un personnage créé par Flaubert » ne conviendrait-il pas mieux ? On a toujours intérêt à entourer de guillemets les entités – y compris la plus prestigieuse d’entre elles – dont l’existence n’est pas attestée. Quant au second cas, l’antiréaliste peut facilement l’assortir d’un « opérateur de fiction » : « Dans Madame Bovary, Mme Bovary est l’épouse d’un officier de santé ». C’est une phrase incontestablement « plus vraie » que : « Mme Bovary est l’épouse d’un pharmacien. » (5)

Certains, cependant, n’ont pas admis qu’une telle phrase puisse être vraie. C’est le cas de Bertrand Russell, qui s’en prit à Meinong au nom du « robuste sens de la réalité » qu’il exigeait des logiciens. « Mme Bovary est l’épouse d’un officier de santé » est une phrase fausse, comme est faux l’énoncé selon lequel « l’actuel roi de France est chauve », sa structure réelle étant la suivante : « Il y a un individu, et un seul, qui est Mme Bovary, et cet individu est l’épouse d’un officier de santé. » Or, il n’y a pas plus de Mme Bovary que d’actuel roi de France.

D’autres antiréalistes considèrent qu’un énoncé fictionnel résulte d’un acte de langage totalement distinct d’une affirmation ordinaire : l’auteur enjoint à son lecteur de le croire et, comme c’est un impératif, aucune proposition n’est énoncée. Le vrai et le faux ne sont pas en cause. Le philosophe américain Michael Jubien oppose l’assertion à l’expression (6). Dans une œuvre de fiction, les propositions sont seulement exprimées, elles ne sont pas données pour vraies. Songeant à l’ironie, Jubien fait remarquer que la fiction n’est pas le seul registre où se rencontre cette distinction. Si quelqu’un dit aujourd’hui : « le Premier ministre français est très soucieux des libertés publiques », il est probable que son énoncé relèvera de l’expression plutôt que de l’assertion.

Certains penseurs conçoivent l’être en termes de « consistance maximale » : exister, c’est présenter un ensemble complet de propriétés (7). Pour chaque propriété, tout objet a ou n’a pas cette propriété. Or, il y a une infinité de propositions formulables au sujet de Mme Bovary dont on ne peut savoir si elles sont vraies ou fausses. Par exemple : « Mme Bovary a passé tout l’après-midi à coudre la veille de son vingtième anniversaire. » Vrai ou faux ? Rien ne permet de le savoir, ce qui rend l’existence d’Emma très douteuse… Flaubert aurait pu proclamer : « Madame Bovary, c’est personne ! »

Il y a aussi une infinité de propositions se rapportant à un passé enfoui dont on ne peut savoir si elles sont vraies ou fausses. Mais chacune d’entre elles n’en est pas moins vraie ou fausse. La vérité ne se confond pas avec la possibilité d’y accéder, sauf pour les tenants d’un antiréalisme dur (style Michael Dummett première manière). Les personnages de fiction, eux, quand bien même les œuvres qui les contiennent feraient des milliers de pages, ne sont pas complètement déterminés. Et notre ignorance n’a plus alors pour cause l’éloignement du temps mais le silence de l’écrivain.

(Petite parenthèse : peut-on mettre en relation n’importe quel objet et n’importe quelle propriété ? Soit la proposition : « Ma femme n’est pas un nombre premier ». Cet énoncé est vrai mais, à moins d’un contexte très particulier, probablement métaphorique, il semble plus étrange encore qu’il n’est vrai. Il y a des contraintes sémantiques – contre lesquelles, dit Denis Zaslawsky (8), ont travaillé les poètes – qui rendent difficiles certaines associations. Mais comment saura-t-on où tracer la frontière ?)

Peut-être la conception défendue par Sainsbury – un non-réaliste – est-elle la plus convaincante : nous pouvons présupposer des choses que nous savons fausses, et évaluer d’autres propositions comme vraies ou fausses relativement à cette présupposition. (C’est parce qu’il refuse violemment une telle présupposition que le personnage incarné par Jean Yanne dans le sketch du permis de conduire ne livrera à l’inspecteur aucune indication sur l’attitude qu’il convient d’adopter sur une route départementale.)

Nous présupposons donc – faussement – que Mme Bovary existe. À partir de là, pour n’importe quelle propriété, Emma l’a ou ne l’a pas. Soit elle a, la veille de son vingtième anniversaire, passé l’après-midi à coudre, soit elle ne l’a pas fait. Le tiers est exclu. La fiction et le monde réel donnent également prise à l’imagination ; la seule différence est que le réel offre plus d’éléments pour évaluer le caractère vrai ou faux d’une proposition que ne peut le faire la fiction.

Le monde du roman n’est pas constitué seulement de l’ensemble des propositions qui y figurent ; il est, par hypothèse, complet, comme est complet le monde dans lequel nous vivons et dont une quantité de choses nous échappent de la même façon.

  1. Peter van Inwagen, « Existence, ontological commitment, and fictional entities », article repris dans Existence : Essays in Ontology, Cambridge University Press, 2014.
  2. R. M. Sainsbury, Fiction and Fictionalism, Routledge, 2010, p. 32.
  3. Exemple emprunté à Stuart Brock et Edwin Mares, Realism and Anti-Realism, Acumen, 2007, p. 208.
  4. Malgré les apparences, ces deux phrases n’ont pas le même sujet.
  5. On pourrait concevoir un récit dans lequel le narrateur alternerait les propositions vraies et les fausses.
  6. Michael Jubien, Contemporary Metaphysics, Blackwell, 1997, pp. 176 et s.
  7. Par exemple : Dale Jacquette, Ontology, Acumen, 2002.
  8. Denis Zaslawsky, Analyse de l’être, Minuit, 1982, p. 31.
Thierry Laisney

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