Souvenir de Jean Queval

 Ce titre est celui d’un poème de François Caradec. Il me convient pour écrire quelques notes face à l’article de Jean José Marchand dans le dernier numéro de notre Quinzaine n° 1007, page 9 : « Roubaud en 2 000 pages ». 
 Ce titre est celui d’un poème de François Caradec. Il me convient pour écrire quelques notes face à l’article de Jean José Marchand dans le dernier numéro de notre Quinzaine n° 1007, page 9 : « Roubaud en 2 000 pages ». 

Jean Queval était un personnage lunaire. Un écrivain appliqué, comme Paulhan se voyait en guerrier (1930). Une application à tous les langages, non seulement ses incertitudes, mais surtout les trésors cachés, ressuscités par effraction et viviparité. À commencer par son langage à lui – son écriture, disait-on bientôt.

Jean Queval était mon ami. De là, sans doute, mon désir (exceptionnel, c’est la première fois) de rappeler quelques repères pouvant faire mieux connaître la carrière d’un écrivain. Ce à quoi engage Jacques Roubaud.

En 1960 et 1971, chez le même éditeur, Seghers, dans la collection « Poètes d’aujourd’hui », Queval publie un essai sur Queneau, le second, « un livre entièrement repris et refait, nouveau livre », comme il me l’écrivait. En 1960, c’était, dit-il, « le premier livre critique, et le premier livre, sur un auteur d’une importance cardinale ». Cardinale égale essentielle. Et aussi, dans ce cas, appuyée sur un pivot (le cardo des Latins), pivotante, l’œuvre de Queneau – et celle de Queval. Plurivoque, elle ouvre à mille champs, à mille espaces, à mille disciplines (les mathématiques, la linguistique, les arts…), à plus de mille mots, à l’infinie production du langage. Parti de L’Encyclopédie des sciences inexactes (1932), Queneau était arrivé aux Cent mille milliards de poèmes (1961).

Queval écrit : là « Queneau affirme sa conviction d’une entente féconde, dans une perspective ludique, entre mathématiques et lettres ». Le livre est contemporain de l’Ouvroir de Littérature Potentielle, fondé quelques mois plus tôt par Queneau et le mathématicien François Le Lionnais, auquel se joignirent, Queval, Caradec, Jacques Bens, Jean Lescure, entre autres. Peu.

Les genres les plus classiques, les mieux codés sont métamorphosés, par un usage de leurs canons qu’ils n’attendaient pas. Pour cela, disait Queval, « il faut aimer les mots, nos petits imaginaires. » Il fait l’inventaire des coups de force qu’ils ont à leur actif. Des récits, comme Les Enfants du Limon dissimulent à peine leur boue originelle, L’Encyclopédie des sciences inexactes. La guerre, le militaire, sont décrits par des noms interchangeables (comme dans Zazie, les sexes) des objets à double emploi. En 1939, cette attaque du roman (Un rude hiver) : « Les Chinois avançaient précédés par deux sergents de ville. »

En 42-43, quand Queneau a vu grandir ses responsabilités chez Gallimard, Pierrot mon ami et Loin de Rueil. En 1951 Hegel est rappelé à nous, de loin, dans Le Dimanche de la vie. Poèmes, Les Ziaux et Si tu t’imagines que la voix de Juliette Gréco a rendu fameux. Fameux, pénétrant, dans un lange au plus près des figures du peintre, Miró, le poète préhistorique. « On peut parler de “métaphore” plastique lorsque l’on constate la polyvalence de certains signes. » (Parodie du langage d’époque.) Mais dix fois, il remet, en les culbutant, les choses d’aplomb. Et, à sa conclusion, il notait que l’album qu’il préfaçait, était « autre chose, un recueil de poèmes ». Mais l’attaque du texte narguait le style de l’histoire de l’art ou de la critique d’art : « le 24 août 1939 en France, de nombreux individus commencèrent à se déplacer vers l’Est, charriant avec eux trois jours de vivre, une couverture et divers objets pouvant servir ultérieurement à leur toilette ou à leur distraction. Certains emportaient un harmonica, d’autres un peigne, d’autres encore un poulet froid ».

Il fait connaître Peter Ibbetson, publie On est toujours trop bon avec les femmes sous le pseudonyme de Sally Mara. Réunit des articles sous le titre de Bâtons, chiffres et lettres. Parmi ceux-ci se trouve une analyse de Rendez-vous de juillet due à Jean Queval, qui fournit à Queneau l’occasion de faire l’histoire de l’homme blanc depuis le fœtus. Bocker est réduit, lui, à la portion congrue.

Jacques Roubaud désigne Queneau comme son maître. Une admiration égale à celle qui vouait Queval à l’auteur d’Exercices de style, dont il donna cette vue pivotante : « Exercices de style, c’est une heure d’affluence. »

En commun, l’Angleterre. Londres est présente dans l’ouvrage composé de Roubaud. Trois livres, les premiers, de Queval, sur Londres où il résidait alors, et sur l’Angleterre. Anglomane, il prit l’habitude de piquer une fleur au revers de son veston de tweed râpé. Il tirait le diable par la queue, avec élégance.

Roubaud ne dit pas rien de Queval. Du récit Etc. (Gallimard) il dit : « un livre magnifique et méconnu. » Il relève son goût de traducteur pour le rare. Une dizaine de traductions dont deux en collaboration avec C. G. Bjurström. Admirable celle de Louons maintenant les grands hommes, dans la collection « Terre humaine » de Jean Malaurie : texte et photographies, admirables et terribles.

Roubaud est entré dans la singularité de Queval : « Il ne terminait pour ainsi dire jamais ses phrases. » Sans doute, avance Roubaud, sans paraître beaucoup le croire, par effet de son « extrême modestie » : « s’étant engagé dans sa phrase, il sentait que l’idée qu’elle allait exprimer était d’une telle banalité que la mener jusqu’à son terme aurait été, au fait, une injure pour celui qui l’écoutait ». Le vrai motif de cette lingua interrupta, Roubaud le met au jour : « le rapport de cet inachèvement avec les tourments qu’il faisait subir à la syntaxe entre deux « heins » semblables « en plus atténué, à certains hennissements de Queneau (sans doute leur commune origine normande) ». Retour au plancher des vaches, pirouette finale, commune à Queneau, à Queval, et à Roubaud.

Autre apport de Queval à l’Histoire, du moins celle de l’Oulipo, l’invention par Queval de l’ALVA, l’Alexandrin de longueur variable.

En 1961 un hommage est rendu à Queval dans un dimanche de l’Oulipo. François Caradec y lut, dit Roubaud, « son beau poème, intitulé Souvenir de Jean Queval ». Il en cite le début et la fin, soit une page un quart de son roman autobiographique. Je ne peux en citer ici que la première strophe et la chute.

« Il pleuvait
Je vis entrer Jean Queval
dans un cabriolet de la rougeur du bain,
dans le cachalot de la roulure du baigneur,
dans le cache-sexe de la roussette du bagnard,
dans le cacique de la routine du bafouillage,
dans le cadeau de la royauté du badaud,
dans le cadre de la rubrique du bacille, dans un petit café de la rue du Bac.
(…)
Pour moi,
Ce jour-là c’était dimanche.
 »

Photo : « Jean Lescure était assis à la droite de François Caradec. François achevait la lecture de son poème. Je vis J. L. essuyer une larme. » Georges Raillard

Georges Raillard

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