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Sur ce qu'il y a en Suisse

Article publié dans le n°1109 (16 juil. 2014) de Quinzaines

Sous une superbe couverture en forme d’album d’Astérix représentant Aristote portant sur fond de mont Cervin un gros sac à dos avec couteau suisse, barre de chocolat, coucou, lingot d’or et raquette de tennis, on trouvera ici douze essais sur les objets familiers de l’ontologie suisse.
Anne Meylan
Olivier Massin
Aristote chez les Helvètes. Douze essais de métaphysique helvétique
Sous une superbe couverture en forme d’album d’Astérix représentant Aristote portant sur fond de mont Cervin un gros sac à dos avec couteau suisse, barre de chocolat, coucou, lingot d’or et raquette de tennis, on trouvera ici douze essais sur les objets familiers de l’ontologie suisse.

Posés sous la forme de la question aristotélicienne Qu’est-ce que ?, les objets en question sont : des espèces naturelles telles que la vache (traitée par Marcel Weber), des objets physiques aux frontières floues, comme la montagne (Olivier Massin) et le Röstigraben, qui désigne l’outre-Sarine (Fabrice Correia), des mélanges tels que la fondue (Alain de Libera et Olivier Massin), des entités problématiques comme les trous dans l’emmental (Achille Varzi, le spécialiste de la question, qu’on interrogea naguère sur les trous des bulletins de vote en Floride en 2000), des entités sociales comme l’argent (Emma Tieffenbach), la banque (Jorg Guido Hülsmann) et la Confédération (Anita Konzelmann), des artéfacts comme l’horloge (Roberto Casati), des personnes comme Roger Federer et Anton Marty, et des plaisirs comme celui de manger du chocolat (Fabrice Teroni).

À l’énoncé de cette liste, le sens de la question ti esti ? ne se donne pas immédiatement, car les auteurs, même s’ils partent des catégories ontologiques aristotéliciennes (substance, propriété, accident, relation, disposition…) usent aussi de celles de Brentano et de Husserl, c’est-à-dire de la phénoménologie réaliste et des catégories de la métaphysique analytique contemporaine, en traitant en réalité à chaque fois un problème spécifique : ainsi, Martine Nida-Rümelin se demande si Roger Federer est un être conscient et si cette conscience est irréductible au corps – de toute évidence musclé – de l’individu en question ; ou encore Alain de Libera et Olivier Massin posent, dans ce qui est sans doute le meilleur article du recueil, la question antique des mixtes et de la combinaison chimique à propos de l’ontologie du contenu du caquelon (mais ils négligent curieusement l’ontologie du croûton, à mon sens accident essentiel de la fondue) (1).

Bien que les méthodes et les interrogations soient très diverses, on notera une préoccupation dominante pour le problème des frontières et pour celui de l’argent, ce qui ne surprend pas vraiment. L’article le plus mystérieux, parce qu’il ne correspond à aucune entité « culte » de l’ontologie helvétique, est celui qui porte sur le philosophe Anton Marty (1847-1914). Le contributeur, Laurent Cesalli, nous dit qu’il est un accident de l’histoire suisse, mais c’est plutôt métaphorique, car pourquoi lui et pas Guillaume Tell ou ces monuments de l’Helvétie que sont Ramuz, Dürrenmatt et Godard ? On se demande bien ce que cet article fait là.

Si ce livre drôle et savant peut servir d’introduction à l’ontologie descriptive telle qu’elle se pratique sur les bords du Léman, on regrettera qu’il ne traite pas d’une entité dont le statut, il est vrai, est plus épistémologique qu’ontologique, la neutralité suisse. Elle pose par excellence le problème des frontières, mais celui cette fois, des frontières du droit international (même si l’article sur la Confédération est excellent, il ne discute pas de ces entités genevoises incontournables que sont le Haut-Commissariat aux réfugiés, l’OMC, et même, ô nostalgie, la SDN).

Mais, surtout, la neutralité pose le problème dont discutait Aristote dans son De interpretatione : doit-on admettre le tiers exclu pour les propositions au futur, qui expriment l’indétermination de nos actes ? La Suisse, qui n’est ni ni politiquement et économiquement (à la fois dans l’Europe et hors d’elle), qui est à la fois le pays le plus démocratique d’Europe et celui qui abrite les populations les plus xénophobes du continent, est-elle une entité paraconsistante ? Ce serait un peu bizarre pour une nation dont la prospérité s’est fondée sur les banques et l’horlogerie, qui sont on ne peut plus respectueuses du principe de non-contradiction. Ou ne le sont-elles pas, vivant dans un entre deux juridique permanent ?

Dans un article retentissant sur le Livret de service de Max Frisch, Georges-Arthur Goldschmidt s’interrogeait sur la passivité suisse (NQL n° 1 096). On peut aussi se demander comment un pays qui est l’un des plus dynamiques en Europe du point de vue économique peut exprimer une telle langueur, accepter aussi aisément les bêtises françaises et allemandes, tout en ayant des bouffées de résistance ontologique comme celle-ci. Au total, c’est un problème plus logique qu’ontologique : des vaches et des montagnes éternelles peuvent-elles coexister avec des billets de banque éphémères sur le temps des horloges, peut-il y avoir des trous dans le plaisir du Suchard, des tennismen philosophes ? Tous les auteurs sont réalistes, tenant toutes ces entités pour réelles, et favorables à leur préservation.

La clef de la Suisse est qu’elle est conservatrice, meinongienne (Alexius Meinong était accueillant en matière d’ontologie) ; elle admet les cercles carrés et les montagnes d’or. Un peu d’occamisme (Guillaume d’Occam, de son rasoir, éliminait les entités trop nombreuses) ferait du bien quelquefois.

  1. Le lecteur se souviendra à point nommé des mésaventures du Louis XVI imaginaire de Jean Luc Benoziglio dans son excellent Louis Capet, suite et fin, Seuil, 2006, qui rage d’avoir laissé tomber son pain dans la fondue.
Pascal Engel

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