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NQL : Vous avez publié, il y a vingt-cinq ans, une imposante biographie d’André Breton, que vous avez révisée et reprise en 2005 chez Fayard. Or, l’interdit étant tombé, la correspondance d’André Breton commence à paraître. Pensez-vous devoir remettre votre ouvrage sur le chantier, en fonction de ce que cette correspondance nous révélera ?

Henri Béhar : Non, pas dans l’immédiat, pour l’excellente raison que, si Breton avait, par testament, imposé un délai de cinquante ans pour la publication de sa correspondance, il n’en avait pas refusé la lecture. De telle sorte que, pour ma part, je n’en attends pas de révélation bouleversante. Je m’en explique ci-après.

 

Toujours indésirable, André Breton

Parce que vous estimez que le surréalisme est, de loin, le mouvement littéraire, artistique et bien davantage qui marquera l’histoire intellectuelle du XXe siècle en Europe.

Parce que vous admirez la personnalité d’André Breton, son meneur au pouvoir charismatique incontesté.

Parce que vous ne rejetez pas pour autant ceux qui se sont séparés de lui pour des motifs divers, voire opposés, tels Aragon, Char, Éluard, Tzara ou Vitrac.

Parce que vous n’êtes pas satisfait des formules convenues à son sujet, telles que « pape du surréalisme », « tyran sectaire », « dictateur intolérant », « faux révolutionnaire », etc.

Parce que la sympathie ne vous empêche pas de garder la tête froide,

Vous décidez de reprendre la question à nouveaux frais. Vous relisez, la plume à la main, la totalité de ses écrits, puis tout ce qui s’est écrit sur son œuvre et sa vie. Vous formez alors le projet de lui consacrer une biographie. Non que les précédentes soient condamnées, mais parce qu’elles vous semblent fragmentaires, incomplètes ou partisanes. Vous reprenez l’enquête à zéro. Vous découvrez, par exemple, qu’on lui attribue deux dates de naissance : le 18 et le 19 février 1896. Pour en avoir le cœur net, comme la législation vous en donne le droit, vous réclamez à sa mairie de naissance un extrait d’état-civil. Vous constatez alors que, loin de se dissiper, les incertitudes ne font que croître puisque sur ces documents officiels il apparaît comme bigame ! Pris par le démon de l’absolue vérité, et parce que vous voulez comprendre la raison et l’intérêt de telles manipulations, aussi minimes soient-elles, vous vous faites ouvrir toutes les archives, publiques ou privées ; votre soif d’information et de vérification ne connaît plus de limites. C’est ainsi que vous découvrez le registre d’inscription de l’École de médecine de Nantes sur lequel André Breton a porté de sa main une date de naissance anticipée d’un jour, qui correspond à celle de sa cousine, dont il parle dans Les Vases communicants. Comme vous estimez que les textes imposent d’être lus et déployés dans toutes leurs dimensions référentielles, vous suivez la piste de ce nouveau personnage et vous arrivez à cette conclusion que le poète a procédé à un échange symbolique, non par étourderie, mais pour des raisons d’ordre… poétique et sentimental, nuançant le texte initial, lui donnant une tout autre épaisseur.

Bien entendu, vous n’en restez pas là. Disposant des archives diplomatiques ouvertes au public passé un délai de trente ans, vous cherchez à déterminer le rôle exact d’André Breton que certain annaliste enthousiaste présente comme celui dont les mots de feu déclenchèrent une révolution en Haïti, alors que lui-même, dans ses très précieux et très pondérés Entretiens, minimise le poids de ses propos. Vous vous plongez dans la presse locale de l’époque, vous contactez les témoins et les acteurs de ce moment historique, vous opérez la synthèse de toutes ces informations et vous avez la satisfaction de préciser, là encore, les dates, la durée du séjour, la nature exacte des allocutions prononcées, leur impact sur un public jeune qui ne demandait qu’à se laisser gagner par le verbe altier de l’écrivain, à son tour ému par la beauté et la misère des peuples caraïbes.

Vous relatez tout cela, en suivant, aussi fidèlement que possible, l’ordre chronologique, sans fioritures ni parti pris, en refusant de vous servir de l’œuvre pour éclairer les points obscurs de l’existence, en disant ce que vous avez appris et compris, en marquant les limites de votre investigation, en ne taisant pas vos incertitudes. Vous publiez et vous attendez les réactions du public, au premier chef de cette « mousse intellectuelle » que forme la critique, selon le mot de Vitrac.

Vous vous étonnez du silence de certains journaux, ou de certains médias, comme on dit pour désigner ces faiseurs d’opinion que sont la radio et la télévision. De nature inquiète, vous pensez en être la cause. Puis vous analysez certains échos, et vous vous demandez si Breton ne demeure pas l’objet d’un étrange ostracisme, au moment exact où ses idées triomphent et sont admises par tous. Vous vous réjouissez de constater que le titre qu’il se choisissait en 1930 de « grand indésirable » demeure justifié. Relisant calmement les coupures de presse accumulées à ce sujet, vous écartez la trop vive tentation de les annoter et de les noter, comme vous y incline votre métier. Prenant quelque hauteur, vous songez à procéder à une analyse de contenu du discours de presse, mais le jeu vous semble trop cruel. Vous essayez d’en dégager les traits pertinents d’une réception critique, tout en sachant combien l’exercice dans lequel vous êtes impliqué est aléatoire puisqu’il ne concerne que certains organes de presse. Vous éliminez les coupures qui se contentent de reproduire votre propre argumentation, décomptez celles qui s’en tiennent à une dépêche d’agence et classez les autres qui, somme toute, cernent trois problèmes fondamentaux relatifs à la nature du genre biographique : les rapports entre la vie et l’œuvre, la part de l’individuel dans le collectif, la distance entre le mythe et ce que vous croyez être le réel.

Fort heureusement, la biographie n’est pas un genre stabilisé, aux canons strictement définis. S’agissant d’un personnage dont la célébrité tient autant à ses écrits qu’à ses actes, il convient d’opérer un va-et-vient constant des uns aux autres, la difficulté étant de ne pas privilégier l’un de ces deux éléments, sous prétexte qu’au regard de la postérité seuls les écrits demeurent. Certains critiques se lamentent qu’on entende davantage le bruit des pas quotidiens que les chefs-d’œuvre, dont je me suis pourtant efforcé de dégager les grandes lignes et l’impact. Il est vrai que le biographe suppose ici que le lecteur ira consulter l’œuvre, pour autant qu’elle soit facilement accessible, ce qui est le cas pour Breton, désormais consacré par la publication de ses œuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade, et dont la plupart des ouvrages se trouvent publiés dans des collections au format de poche. Faudrait-il, pour autant, sacrifier à la facilité qui consisterait à résumer les œuvres dont on parle ? Je ne le crois pas, dès lors que j’ai indiqué toutes les voies par lesquelles la vie communique avec le texte, formant, pour reprendre une image chère à Breton, un véritable tissu capillaire. Un exemple suffira : évoquant cet étrange récit, de nature difficile à qualifier, qu’est Nadja, il serait loisible d’en analyser la structure, de montrer comment la première partie, relatant dans un ordre apparemment aléatoire ce que Breton nomme des « faits-glissade » et des « faits-précipice », est là pour mettre en condition le lecteur afin de lui permettre d’appréhender comme il convient la venue de ce génie libre, de cet être surréaliste par excellence qu’est Nadja, laquelle n’intervient et s’efface, semble-t-il, que pour annoncer l’irruption d’une femme dénommée X, que désormais nous savons être Suzanne, la compagne d’Emmanuel Berl. Or, le fil chronologique que j’ai suivi prouve que Breton n’a pu se livrer à une construction savante du texte, à moins qu’elle ne fût inconsciente, dans la mesure où il ne pouvait prévoir cette rencontre. Cela étant, on peut toujours supposer que le narrateur tendait ainsi les fils de son récit pour y prendre au piège l’enivrante et trop distante Lise, qui se refusait à lui dans le temps même où il écrivait ce texte, à Varengeville. Inversement, il est permis de penser que Breton, attentif aux signes et aux intersignes, s’est lui-même persuadé, en écrivant pour exorciser le souvenir de Nadja, qu’elle devait laisser place à la Merveille et que la première rencontre survenue l’a conforté dans sa croyance. Le lecteur est libre de choisir et d’interpréter ; il ne m’appartient pas de lui dicter un choix. Parodiant Breton, je dirais que « je me borne à convenir » que tel fait s’est produit dans son existence, dont j’établis l’authenticité par le recoupement des informations en ma possession.

J’ajoute qu’une telle procédure d’investigation se légitime du fait que Breton a toujours prétendu vouloir vivre dans une maison de verre, « où qui je suis m’apparaîtra tôt ou tard gravé au diamant » (Nadja, p. 9). En d’autres termes, ce constant passage de la vie à l’œuvre, et réciproquement, n’a d’intérêt que lorsqu’il permet de donner forme à ce projet d’existence formulé par l’auteur. L’écrivain a le droit, comme tout citoyen, au respect de sa vie privée, même lorsqu’il est devenu un homme public. Je ne me crois pas autorisé à enfreindre cette loi pour satisfaire la curiosité du public, avide de révélations sur ce « misérable petit tas de secrets » dont ne parlait pas Malraux, si ce n’est lorsque l’auteur nous y invite lui-même. Or, Breton a toujours prôné l’unité de la vie et de l’œuvre, refusant la littérature au profit de la vie, « la vraie vie », dans le sens où l’entendait Rimbaud. À propos du Traité du style d’Aragon, qu’il jugeait manquer d’humanité, il écrivait à sa femme : « Ce n’est pas seulement l’humain qu’il faut atteindre et que si peu atteignent, c’est le vital. » S’il y est parvenu, comme je le crois, opposer la vie et l’œuvre me paraît, en l’occurrence et quoi qu’en ait dit Claude Roy, le type même du faux procès.

Le deuxième problème que pose la biographie d’André Breton concerne la part de sa démarche personnelle dans ce qu’on est convenu d’appeler, un peu légèrement je dois le reconnaître, « l’aventure surréaliste ». Tant, en France, l’une et l’autre se trouvent identifiées à sa personne. Même lorsqu’ils admettent, avec Jean Schuster, que le groupe surréaliste s’est dissous en octobre 1969, soit trois ans après la mort de Breton, les historiens n’en pensent pas moins qu’il avait cessé d’exister en même temps que son fondateur. Faut-il, dès lors, brosser à grands traits l’histoire d’une collectivité, au risque de ne plus percevoir les traits individuels de son meneur, ou bien doit-on coller uniquement au personnage sur lequel se concentre l’attention, en ignorant, momentanément, le groupe électif ? Faux débat, dirai-je encore, car l’un ne se conçoit pas sans l’autre. S’il est vrai, comme on l’a constaté, que le jeu pluriel oblige à, parfois, forcer la note, il est non moins vrai que Breton a constamment œuvré en fonction du groupe. Dès avant l’explosion de Dada à Paris, il opère la jonction entre Aragon et Soupault, de façon à former le trio des mousquetaires, comme les nommait Valéry, auxquels Vaché, Fraenkel, Éluard viendront s’adjoindre tour à tour dans l’esprit des commentateurs. C’est encore lui qui prendra l’initiative de fonder la revue Littérature, dont le siège sera d’abord, et très officiellement, sa chambre à l’Hôtel des Grands Hommes, place du Panthéon. Il fera en sorte que les contributions sollicitées parviennent à temps, corrigera les épreuves, contrôlera lui-même la mise en page, négociera les traités avec les éditeurs et dépositaires, la Boutique d’Adrienne Monnier et le Sans Pareil d’abord, Gallimard ensuite. Il assumera les mêmes tâches, non sans lassitude parfois, pour La Révolution surréaliste, Le Surréalisme au Service de la Révolution et bien d’autres revues encore qui formaient le creuset permanent du Mouvement, auxquelles il apportait une contribution financière personnelle. On sait que, malgré certaines réserves sur les finalités des manifestations Dada, il fit le plus pour que le spectacle correspondît au programme annoncé. On pourrait en dire autant pour les tracts, les pétitions, les déclarations collectives auxquelles il porta la main, s’efforçant de rallier le maximum de gens sur les textes qu’il rédigeait ou qu’il approuvait. Deux exemples seulement, pris à deux moments très distants de sa trajectoire : l’« Appel à la lutte » conçu au soir du 6 février 1934 pour unir toutes les forces hostiles au fascisme ; le célèbre Manifeste dit « des 121 », sur le droit à l’insoumission durant la guerre d’Algérie. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de textes à valeur performative, qui ont eu un sérieux impact sur la collectivité. Davantage, j’irai jusqu’à dire, que les Manifestes du surréalisme, rédigés par Breton lui-même, et qui ne doivent leur ton inimitable qu’à sa plume, ils sont le fruit de longs débats collectifs dont ils portent souvent la marque exacerbée.

Mais, me dira-t-on, les exclusions, les injures du second Manifeste, sont fort personnelles, et dirigées contre des individus qui s’étaient opposés à lui, à sa conception du Mouvement, engagé sur la voie politique tout en maintenant son autonomie. Certes. Il faut cependant faire la part de la pression exercée par les amis, au premier rang desquels Éluard et Aragon ne furent pas les moins exigeants, et par les circonstances sentimentales qui faisaient de Breton une corde tendue à l’extrême, vibrant au moindre coup d’archet. Car il faut souligner le paradoxe, qui est peut-être le propre de tout grand créateur : Breton est un solitaire qui a besoin du groupe pour s’épanouir, pour tester la force de ses idées, pour éprouver la qualité de ses écrits. Mais cette foule bourdonnant autour de lui l’importune par ses sollicitations permanentes, son manque d’autonomie, ses propos sans grandeur. On peut supposer que Breton eût été un écrivain plus prolixe et peut être d’une dimension supérieure s’il n’avait pas tenu à mettre en avant ses compagnons ou, plus tard, ses jeunes amis. Combien de fois, dans sa correspondance, il se lasse de devoir expliquer le surréalisme, écrire des préfaces, répondre à des entretiens où il devra, une fois de plus, marquer le cap ! Inversement, si le surréalisme lui doit tout, il doit beaucoup à cet ensemble, qui a fait d’un individu d’origine très modeste, sans aucun capital réel ni symbolique, l’un des grands de notre époque, à tel point qu’ils deviennent indissociables.

 

Henri Béhar est professeur émérite de l’université Paris 3. Grand artisan des études sur le mouvement dada et sur le surréalisme, il est à l’origine de nombreuses publications collectives dans ce domaine. Il est l’auteur d’André Breton : le grand indésirable (Fayard)