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Article publié dans le n°1038 (16 mai 2011) de Quinzaines

 Lorsque paraît un ouvrage consacré à la corruption des politiques, on s’attend à quelque enquête journalistique, voire à un de ces pamphlets chers à ceux qui négligent les « détails » de l’Histoire et font commerce de leur prétention à jouer les chevaliers blancs. Le livre de Pierre Lascoumes n’est pas de cet ordre ; il se donne pour scientifique et s’impose cette froideur de ton qui est censée prouver l’objectivité du savant.
 Lorsque paraît un ouvrage consacré à la corruption des politiques, on s’attend à quelque enquête journalistique, voire à un de ces pamphlets chers à ceux qui négligent les « détails » de l’Histoire et font commerce de leur prétention à jouer les chevaliers blancs. Le livre de Pierre Lascoumes n’est pas de cet ordre ; il se donne pour scientifique et s’impose cette froideur de ton qui est censée prouver l’objectivité du savant.

De fait, on est loin du pamphlet dénonciateur et la distance d’avec le journalisme est marquée par un refus systématique de donner des noms. Comme les exemples sont empruntés à l’actualité politique française très récente, le lecteur n’a aucun doute sur l’identité de la personne dont il s’agit lorsque est évoqué le cas de certain ministre du Budget qui était en même temps trésorier de son parti, ou celui de cet « élu qui répondait du financement d’emplois de son parti par la ville dont il était l’un des dirigeants » et qui fut condamné à une inéligibilité d’un an – il n’est certes pas précisé qu’il était un ancien Premier ministre, mais était-ce utile ? On serait devant un livre de pamphlétaire ou de journaliste révélant les secrets des allées du pouvoir, il n’y aurait, au contraire, que des noms propres, quitte à mélanger ceux de corrompus notoires et condamnés pour tels et ceux de personnages de probité douteuse, avec d’autres sur lesquels est lancé un soupçon que ne justifie pas le moindre début de preuve. Ici, le refus du nom propre, qui peut sembler artificiel quand ce nom s’impose à l’esprit du lecteur, apparaît comme un procédé rhétorique pour imposer l’évidence qu’on est devant du scientifique.

Autre preuve de scientificité, à destination de qui aurait des doutes, l’abondance de notes infrapaginales, dont neuf sur dix renvoient à des études de sociologues américains publiées dans des revues spécialisées et, bien entendu, inaccessibles au lecteur (français) d’un tel livre. Pour faire bien sentir de quel côté l’on pense, on saisit des « opportunités », on met « en exergue », on réunit des focus groups, on n’oppose pas l’élite politique aux citoyens ordinaires mais les insiders aux outsiders. Bref, le doute n’est pas permis sur la nature revendiquée pour un tel ouvrage.

Sa problématique est dégagée clairement. L’auteur part du fait que la notion de corruption est beaucoup plus vague qu’on ne le croit spontanément, car on peut y assimiler des actes qui, sans être illégaux, choquent le sens de la probité ; il en déduit que la tolérance est assez grande pour de tels actes, et même pour certains de ceux que la loi sanctionne. L’attitude des citoyens face à de tels écarts de conduite serait marquée par une ambiguïté qu’il s’agit de comprendre. Des sondages d’opinion très précis – au dixième de point près ! – permettent de distinguer trois types de corruption selon qu’elles « suscitent un consensus soit de réprobation (black corruption), soit de tolérance (white corruption) » ou qu’il y a dissensus sur la gravité des faits (grey corruption). On va dès lors laisser de côté le noir et le blanc pour tenter d’analyser cette zone grise, afin de comprendre, non en quoi consisterait exactement ladite « corruption », mais pourquoi une part non négligeable des citoyens sont disposés à la tolérer.

L’analyse qui constitue l’essentiel du livre est tout à fait conforme à ce qu’on peu attendre d’un enseignant en sciences politiques. Les choses sont bien classées dans des rubriques que l’on peut reporter sur des tableaux à double entrée. Quand on cite des entretiens, on marque bien que les phrases des gens du peuple sont mal construites et qu’ils disent « ça » et pas « cela ». Comme on est objectif, on fait en sorte d’évoquer à peu près autant de cas de droite et de gauche, avec même une pincée de centristes. Toujours en vertu de cette exigence d’objectivité, on ne dira pas qu’un maire est PS ou UMP mais qu’il appartient au « XYZ (un parti de gouvernement) ». À la sortie, le lecteur aura rencontré de belles classifications qui ne lui auront peut-être pas fait comprendre grand-chose mais qui sont conformes aux règles d’une certaine sociologie politique.

Son éventuelle insatisfaction viendra de cet effort même d’objectivité, qui produit une sensation d’extériorité. L’auteur décrit un univers auquel il est étranger, sans vraiment chercher à comprendre ce que ses interviewés lui ont dit ou que les hommes politiques auraient tenté de lui faire entendre s’il avait eu l’idée de les interroger. Quel effet produirait une enquête sur le catholicisme français qui se fonderait sur le même genre d’outils ? Les catholiques pourraient objecter qu’elle passe à côté de l’essentiel, qui est pour eux leur foi ; ils n’auraient pas tort de voir dans cette position d’extériorité un pur et simple refus, rien moins que neutre. S’agissant des relations des citoyens avec les hommes politiques, l’objectivité ne pose pas moins de problèmes : quoi qu’il veuille faire accroire, l’auteur s’exprime depuis une certaine conception de ce que la politique est et doit être.

Ce n’est pas qu’il nous montrerait son bulletin de vote, un tel affichage pourrait laisser froid le lecteur. C’est qu’il raisonne sur la base de jugements de valeur d’autant plus insistants qu’ils sont présentés comme allant de soi. La fonction « assistante sociale » reconnue aux élus ne peut pas être assimilée à un défaut de probité, non plus que le cumul des mandats – même si l’on peut contester les conceptions de la politique dont ces pratiques témoignent. Certaines des recommandations sur lesquelles se conclut l’ouvrage relèvent de choix politiques, comme celle qui pousse à transformer certaines commissions, comme celle sur les comptes de campagne, en autorités administratives indépendantes. Aussi bien pour le cumul des mandats que pour la multiplication des autorités administratives indépendantes – on en est à plusieurs dizaines ! – il serait bon, avant de trancher aussi fermement, de s’informer des arguments que les politiques peuvent faire valoir car ils sont loin de n’être tous que des oripeaux destinés à habiller une injustifiable absence de probité.

Qui voit chaque mercredi les politiques se précipiter sur le Canard enchaîné ne peut que s’étonner de lire que ce journal ne serait qu’un organe de « dérision » comparable à telle émission de télévision. Comment, dans un livre sur la « démocratie corruptible », ignorer le rôle de cette sorte de contre-Journal officiel dans la lutte contre la corruption, tant noire que grise et même blanche ?

Marc Lebiez

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