Livre du même auteur

"Toute preuve par les oiseaux est étrange"

Article publié dans le n°1052 (01 janv. 2012) de Quinzaines

Certains ont lu Blackburn pour la première fois, vers 1974, dans Action poétique et dans Change, et d’autres, au début des années 80, dans Po&sie, traduit par Jacques Roubaud. Ils découvraient aussi, dans la revue que dirigeait (et que dirige toujours) Michel Deguy, le poème dont le titre est « Hiver ».
Paul Blackburn
Villes suivi de Journaux
Certains ont lu Blackburn pour la première fois, vers 1974, dans Action poétique et dans Change, et d’autres, au début des années 80, dans Po&sie, traduit par Jacques Roubaud. Ils découvraient aussi, dans la revue que dirigeait (et que dirige toujours) Michel Deguy, le poème dont le titre est « Hiver ».

On retrouve ce poème dans le premier ensemble du volume, Villes, et comme d’autres, il évoque et convoque les oiseaux :

contre un ciel bleu glacé, quelques mouettes

si silencieuses, le

bruit de leurs ailes et c’est tout, elles

glissent dans le sillage des

bateaux, sérieuses,

hautes, criant, ou surréalistement

calmes.

Et.

dans le corps et les ailes de chaque oiseau .

sont . vont —

DES NUAGES D’ÉTÉ / HAUTS ET

VIFS SUR L’HORIZON

ou bien la neige . 

Remarquons que les mots sont libres sur la page, la ponctuation (espace autour des points) et la typographie (petites et grandes capitales, débuts des vers disposés à différents endroits) sont aussi librement exploitées.

On est frappé, lisant l’ensemble Villes, par le bonheur qu’on y trouve. Blackburn a quelque chose des oiseaux qu’il dépeint, aérien et heureux (on imagine l’oiseau heureux), même s’il n’oublie pas les chômeurs, même s’il est très malade (comme dans les Journaux, qui rassemblent ses tout derniers écrits) :

Tous nos adieux dé-

jà préparés à l’intérieur de nous .

Poésie du réel ? En tout cas attachée à capter un moment, un spectacle. Croquis, instantanés. Le décor est urbain, maritime, campagnard, ou intérieur à un appartement, l’individu en relation ou en opposition avec l’événement, souvent mineur, raconté sans pathos, discrètement. Deux mois avant sa mort, voici ce que Blackburn écrit :

La dernière nuit avant juin, je me penche

sur le radiateur d’air chaud

pour me réchauffer les mains .

Mangé un 1/8 de banane

l’ai vomi.

Je compte la Pentecoûte

Je la vomis.

Je prévois. 

Nous disions donc que Paul Blackburn préférait exprimer le bonheur, celui de la nature, de ses couleurs :

(la lumière)

blanche comme les tapis

bleue comme le ciel

gris comme hier

ou celui de l’amour :

(je)

me soulève sur un coude, dégringole et

pose ma tête entre tes jambes pour

te goûter, la

dernière chose

qui reste .

Même si quelquefois l’allégresse se transforme, tournant comme le vent mauvais.

Stéphane Bouquet, lui-même poète, fin connaisseur de la poésie américaine, traduit Blackburn et l’introduit ici, à sa manière particulière : sans langue de bois, avec aisance et naturel. Tout à fait adéquate en cela avec le texte du poète, biographe de lui-même, qui raconte « ses amours et ses déplacements, sans oublier le temps qu’il fait : j’ai désiré trucque et machine… j’ai pris l’avion, le métro, la voiture, le bac, ou parfois j’ai simplement marché… j’ai habité ces villes, les nôtres… j’ai vu des gens et je les ai décrits ». Belle empathie : Stéphane Bouquet parle pour Blackburn, il devient lui.

Les mouettes, écrit toujours le traducteur, incarnent une manière d’être vivant, à leurs yeux à tous deux (lui et Blackburn), idéale, « de signer une sorte de contrat de légèreté avec le monde ». Paul Blackburn, sensible à l’art de Charles Olson, et à ses théories sur le vers prospectif, écrit ses vers comme il respire : ceux-ci courent sur la page, s’allongent, et s’interrompent avec le souffle – une liberté que rend possible la machine à écrire, elle permet au poète de noter, presque aussi vite qu’il pense, le vers reflet du corps et du corps dans la vie ; d’avoir à sa disposition, selon Olson, « la portée et la mesure que possède le musicien depuis longtemps ». Même si on pense que la machine n’est pas si sainte, n’a pas si grand pouvoir (à notre époque on en a fait le tour), on doit admettre que les poèmes de Paul Blackburn, tous ici rassemblés et publiés en un volume pour la première fois, possèdent un rythme, produisent un chant à la fois émouvant et dénué de vibrato, dont la proximité est étonnante.

Marie Etienne