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Article publié dans le n°1137 (22 oct. 2015) de Quinzaines

Dans son septième roman, l’écrivain algérien Boualem Sansal met en scène une dystopie théocratique. S’inspirant de 1984 de George Orwell, dont certains éléments sont explicitement intégrés dans son texte, Sansal imagine un monde globalisé où l’on s’habille en burnous plutôt qu’en Levi’s. Cela dit, il laisse en suspens la question suivante : les deux se valent-ils ?
Boualem Sansal
La fin du monde
Dans son septième roman, l’écrivain algérien Boualem Sansal met en scène une dystopie théocratique. S’inspirant de 1984 de George Orwell, dont certains éléments sont explicitement intégrés dans son texte, Sansal imagine un monde globalisé où l’on s’habille en burnous plutôt qu’en Levi’s. Cela dit, il laisse en suspens la question suivante : les deux se valent-ils ?

C’est en regardant à la télévision, fin août, l’émission « On n’est pas couché » que j’ai eu envie de lire 2084. Ce soir-là, la fracture idéologique contemporaine s’est manifestée de façon particulièrement violente : Christine Angot et Michel Houellebecq, deux des romanciers français les plus importants d’aujourd’hui, invités sur le même plateau, ne sont pas apparus ensemble devant les caméras, mais l’un après l’autre, expression concrète d’un boycott. 

Il n’y avait là rien de surprenant : au mois de janvier, lors de la publication de Soumission, dernier roman de Houellebecq, Angot avait écrit une attaque au vitriol contre ce livre, qui reflétait la position d’une bonne partie de l’intelligentsia française. Sur le plateau de Laurent Ruquier, l’intéressé paraissait mal à l’aise : pour défendre son roman, il s’est caché derrière l’œuvre d’un autre, félicitant Boualem Sansal pour sa vision plus radicale et plus pertinente que la sienne, comme si lui n’était là qu’en tant qu’attaché de presse.

Après avoir éteint mon poste, j’étais perplexe : si le roman de Sansal était encore plus incendiaire, pourquoi n’avait-il pas suscité la même vague d’indignation ? Était-ce lié à la nationalité de l’auteur ? Un écrivain maghré- bin aurait-il une marge de liberté créative que l’on n’octroie pas à un « Français de souche » ? Ou s’agissait-il d’autre chose ? Est-il possible justement qu’en allant plus loin Sansal gêne moins ? Que son décor, à force d’être « exotique » par rapport aux repères européens, perde son pouvoir de choquer ?

De fait, 2084 plonge le lecteur occidental dans un univers peu familier. On est dans le pays de l’Abistan, où l’on parle l’abilang, dont la « conception s’inspire de la novlangue de l’Angsoc » (ces mollahs-là sont de fins connaisseurs de la littérature dystopique !). Ati, héros trentenaire, vient de passer un an dans un sanatorium. Il s’apprête à rentrer chez lui, à Qodsabad, la capitale, ce qui lui fournit l’occasion d’une longue traversée du pays et le rend témoin de sa vaste étendue ainsi que de sa dévastation. 

Dans l’Abistan, il n’y a presque personne sur les routes, les pèlerins sont les seuls citoyens autorisés à circuler, sur des chemins balisés, sous le regard des V, les surveillants de la foi toujours à l’affût des makoufs, propagandistes de la Grande Mécréance. Son voyage prendra encore un an, et ce dans un pays où les habitants ne quittent jamais leur quartier natal – à part les heureux gagnants du droit au pèlerinage. Ati acquerra alors une perspective exceptionnelle sur l’histoire et la géographie de l’Abistan.

D’abord, c’est un pays pauvre. Les habitants portent un seul vêtement toute leur vie, le burni, un manteau de laine « imperméabilisé par la crasse et rapiécé en mille endroits ». Ils mangent toujours la hir, la bouillie nationale. Le fonctionnement de l’économie reste un mystère, personne ne semble faire un travail productif, et la main-d’œuvre est répartie entre les fonctions administrative, sécuritaire (dont la surveillance et l’espionnage) et religieuse. On voit rarement des femmes, ce sont de simples « ombres filantes » aperçues dans la rue.

Depuis quand en est-il ainsi ? Ce n’est pas clair. Il y a eu le Char, la Grande Guerre sainte, dont les morts se comptaient par centaines de millions. Ensuite, l’Ennemi a disparu, la victoire fut totale. On voit ici ou là une date inscrite sur des panneaux commémoratifs près des vestiges : « 2084 ». Y a-t-il un rapport avec les batailles ? La date pourrait-elle faire référence à l’année de naissance d’Abi, le Délégué de Dieu, fondateur de l’Abistan ? Une autre hypothèse serait qu’elle renvoie à la fondation de l’Appareil, ou à celle de la Juste Fraternité, la congrégation des quarante dignitaires du pays.

En tout cas, l’Abistan a suivi l’exemple de l’Océania en abolissant l’Histoire, « effacée comme n’ayant jamais existé ». Cela n’empêche qu’Ati, tel Winston Smith, soit animé d’un esprit curieux, attisé par sa rencontre avec Nas, archéologue qu’il croise sur le chemin du retour. Nas aurait découvert intact un petit village témoignant d’un mode de vie étranger, ce qui remettrait en question la version officielle du Char. L’autre anomalie qui frappe Ati est la présence des Renégats, une population de mécréants vivant dans les ghettos, qui font du commerce, et s’habillent et se nourrissent à l’ancienne. La hiérarchie sociale postulée ici ressemble à celle de 1984 : seule la classe la plus abjecte est libre.

Comment expliquer ces paradoxes ? Ati et Koa, son collègue de travail à la mairie du S21, décident d’entreprendre un voyage au cœur du Mal, osant traverser la mégalopole, district après district, afin d’arriver à Abigouv, le quartier saint et le siège du gouvernement, site de la principale mockba (mosquée ? – la graphie évoque le nom de la capitale russe en caractères cyrilliques). Leur quête innocente et solitaire les conduit au cœur d’un paysage où les périls se font sentir au détour des bribes de la conversation : le ton rappelle Le Seigneur des anneaux. Comme dans une fable, le héros ne paraît jamais encourir de véritables dangers, mais son copain finira par être sacrifié. 

On se demande pourtant si l’aspect fabuleux du roman ne tient pas à ce qu’il omet : une présence féminine. Sansal, à la différence d’Orwell ou de Houellebecq, ne s’inté- resse pas à la sexualité. Les femmes sont bannies, dès lors on respire l’air pur et ascé- tique d’un monastère. Pas la peine de créer une ligue anti-sexe, ni d’exposer en détail le régime de la polygamie. L’homme asexué se consacre librement à sa passion primordiale : la géographie. Ati rêve de découvrir la mythique frontière, pour savoir si les rumeurs concernant une autre civilisation – appelée vaguement « Démoc » – sont vraies. La doxa officielle les dément : « La route interdite !... la frontière !... Quelle frontière, quelle route interdite ? Notre monde n’est-il pas la totalité du monde ? Ne sommes-nous pas chez nous partout, par la grâce de Yölah et d’Abi ? Qu’a-t-on besoin de bornes ? Qui y comprend quelque chose ? Et plus loin, il s’interroge de nouveau : qu’est-ce que la frontière, bon sang, qu’y a-t-il de l’autre côté ? »

Ce ne sera pas dans 2084 qu’Ati arrivera, et c’est peut-être mieux ainsi. Que se passeraitil si cet homme, éduqué selon les codes d’une civilisation phallocrate, devait affronter des femmes occidentales ? Winston Smith avait été complètement désemparé par sa rencontre avec Julia ; pour ce qui est des personnages de Houellebecq, on ne dira rien. 

Est-ce finalement l’ambiance immature de 2084, son côté préadolescent, qui le sauve ? Aurait-on plus peur de la sexualité que de la théocratie ?

Steven Sampson