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"La guerre est un maître brutal"

Article publié dans le n°1085 (01 juin 2013) de Quinzaines

Dans le sillage du 11-Septembre et la prise de conscience par les Américains de leur image mitigée à l’étranger, Chang-rae Lee, professeur d’écriture (creative writing) à Princeton, revisite dans ce roman, son quatrième, deux guerres du XXe siècle. Au lieu de produire une représentation épique des batailles, il se focalise sur des scènes de « dommages collatéraux », où l’être humain est réduit à la condition d’une fourmi, toujours susceptible d’être écrasée.
Chang-Rae Lee
Les vulnérables
Dans le sillage du 11-Septembre et la prise de conscience par les Américains de leur image mitigée à l’étranger, Chang-rae Lee, professeur d’écriture (creative writing) à Princeton, revisite dans ce roman, son quatrième, deux guerres du XXe siècle. Au lieu de produire une représentation épique des batailles, il se focalise sur des scènes de « dommages collatéraux », où l’être humain est réduit à la condition d’une fourmi, toujours susceptible d’être écrasée.

Le sexe et la violence étaient déjà indissociables à Troie. Si la plupart des romanciers contemporains envisagent ce thème sur une échelle intimiste, Chang-rae Lee préfère élargir la focale en explorant les coulisses des champs de bataille. Là, on voit que, à l’instar des Romains dans l’enlèvement des Sabines, l’envahisseur ne se contente pas de subjuguer. Une fois la terre conquise, il cherche surtout à semer, à s’enraciner.

Personne n’est mieux placé pour dépeindre ce phénomène qu’un enfant de victimes. Ses parents, ayant fui la guerre pour se reconstruire – souvent dans une terre d’accueil –, manquent de recul et de temps pour le faire. C’est à la génération suivante de reprendre le flambeau de la mémoire et de s’exprimer dans un nouvel idiome.

Elle chante l’Odyssée et l’Exode, c’est-à-dire les traumatismes vécus au pays originel, lieu de bataille et d’esclavage, ainsi que l’arrivée dans la Terre promise. C’est là un exercice ambivalent : à quel peuple appartient l’enfant d’une Sabine et d’un soldat romain ? Ou encore l’artiste né aux États-Unis après une émigration forcée, ne fût-ce qu’indirectement, par l’armée américaine ?

Chang-rae Lee, en baptisant son protagoniste Hector, inscrit son texte dans la tradition littéraire occidentale, qui remonte aux Grecs et à Homère. Son choix a-t-il été facilité par des considérations géographiques, par le fait que la péninsule coréenne, comme la ville de Troie, se trouve aux confins du continent asiatique ? Le monde est interconnecté, et l’était déjà bien avant le 11-Septembre. En ce qui concerne la Corée, elle affiche toujours une déchirure béante au niveau du 38e parallèle, une entaille non cicatrisée qui prouve la futilité et la permanence de toute guerre.

Dans l’univers de Chang-rae Lee, la vie d’un individu suit le même cycle que celui d’une nation. C’est une seule et unique bataille sans fin. L’homme est né sous le signe de la perte, qui est antérieure à la naissance même. D’où le titre américain de ce roman, The Surrendered, qui évoque la complicité des vaincus dans leurs échecs.

À commencer par le père et le frère aîné de June, héroïne des Vulnérables. C’est avec leur « défaite » que ce roman débute en Corée, en 1950, lors de l’exode massif de la région nord du pays. Une semaine seulement après l’éclatement de la guerre, des troupes de l’ARC (l’armée de la Corée du Sud) – qui « se montrèrent aussi impitoyables que les soldats du Nord, et peut-être même plus » – ont fait irruption dans le patio de la maison, pendant que la famille faisait ses bagages pour partir, et ont ordonné au père de les accompagner à la gare. Si celui-ci ne s’était pas mis en colère lorsqu’ils l’ont empoigné, l’auraient-ils emmené tranquillement à la gare pour ensuite le laisser partir librement, au lieu de lui donner un coup de crosse en plein visage qui l’a précipité à terre ?

L’erreur du père, celle de « se rendre » à ses instincts belliqueux – pour adopter le champ sémantique du titre américain –, a été répétée par son fils aîné, âgé alors de 14 ans, qui, assistant à cette scène, « se jeta impétueusement sur le soldat », ce qui a provoqué son arrestation simultanée. Ni le père ni le fils ne sont jamais revenus.

La famille prend ensuite la route, et ce sera bientôt le tour de la mère. Sa faute ? Céder à sa fille cadette en acceptant le cadeau d’un ballon de foot offert par une autre réfugiée. Du coup, un jour, les enfants se trouvent en train de jouer dans un carré d’herbe à côté de la route lorsqu’ils sont repérés par une colonne de camions et de blindés légers appartenant aux communistes. L’un des soldats insiste pour que la sœur aînée, âgée de 14 ans, participe au jeu. Elle était déguisée en garçon, mais, lorsqu’elle se penche pour saisir le ballon dans ses mains, les soldats comprennent sa ruse. Ils l’emmènent dans un camion pour la violer, poursuivis par la mère. Arrivent deux avions – américains on présume – qui larguent des bombes, tuant femmes et soldats, sous les yeux de June et des jumeaux.

Dorénavant, ils ne sont plus que trois. Ils montent alors dans un train qui roule vers le Sud. Lors d’un arrêt dans une gare, June laisse les jumeaux descendre du wagon afin qu’ils puissent se soulager le long de la voie. Encore un instinct auquel il ne fallait pas « se rendre ». Les enfants perdent ainsi leurs places lorsque d’autres réfugiés arrivent, les obligeant à monter sur le toit. Ils finiront par tomber sur la voie où leurs jambes seront sectionnées par le train, ce qui entraînera leur mort. Et là, nous ne sommes qu’à la page 41.

« Ceux qui ne peuvent se rappeler le passé sont condamnés à le répéter », a dit George Santayana. Plusieurs personnages dans Les Vulnérables posséderont, tour à tour, le même exemplaire d’un livre élaboré autour de ce principe. Il s’appelle Un souvenir de Solferino, de Henri Dunant. Hélas, le fait de se souvenir ne change rien : chaque génération est destinée à perdre son paradis, qu’il s’appelle Troie ou la Corée, celle de 1950 avant le 25 juin – june en anglais –, date du déclenchement du conflit.

June découvre le texte de Dunant grâce à Sylvie, femme du directeur de l’orphelinat où elle arrive pendant la guerre. Cette Américaine a vécu son propre âge d’or en Mandchourie dans les années trente, où ses parents étaient missionnaires. Jusqu’à l’arrivée à la mission de l’armée japonaise, qui investit l’endroit pour interroger un Chinois suspecté de participer à la résistance. Pendant l’interrogatoire, les Japonais « se rendent » à leurs pulsions les plus primitives. La débâcle se conclut par des meurtres et des viols de missionnaires et de travailleurs humanitaires.

Quant à Hector, il est lui aussi né sous les auspices de la bataille. Ainsi, le narrateur le présente au lecteur juste après une citation classique : « La guerre est un maître brutal, lui disait parfois son père en citant Thucydide. » Ado­lescent, il accompagne son père dans les bars où celui-ci se bat avec les autres clients, avant d’être sauvé par son fils. Jusqu’à un vendredi soir où ce dernier, ayant cédé à ses pulsions, s’absente pour aller voir la femme d’un soldat parti au front. Privé de la protection filiale, le père d’Hector sera tué et jeté dans un canal.

Quelques années plus tard, Hector part pour la Corée, histoire de racheter son péché. Doué pour la guerre, il est quand même meurtri lorsqu’il doit assassiner de sang-froid un jeune prisonnier raffiné qui a été enrôlé de force chez l’ennemi. Après l’armistice, Hector trouvera un emploi dans un orphelinat, où il devient l’amant de Sylvie. Tel un dieu olympique, il occasionne la mort d’êtres humains chaque fois qu’il éprouve un élan érotique. C’est ainsi que June, jalouse, mettra le feu au complexe au moment où Hector et Sylvie se trouvent au lit.

La vie de chaque homme, comme l’Histoire, est marquée par l’éternel retour. Celui des Vulnérables s’effectuera durant les années quatre-vingt dans le nord d’une autre péninsule, au pays des descendants des Troyens, de l’empire fondé par Énée. June, qui se meurt d’un cancer, a enrôlé Hector dans une expédition ayant pour but de retrouver leur fils. Elle est trop affaiblie pour marcher, donc il la porte à l’intérieur de l’église de Solferino, pour qu’elle puisse mourir près de l’autel et de l’ossuaire. Cette mise en scène symbolique marque la fin d’un brutal et poétique hommage à Henri Dunant, un nouveau souvenir de Solferino.

Steven Sampson