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Article publié dans le n°1040 (16 juin 2011) de Quinzaines

L’été s’annonce, saison jadis associée à un électrocinématogramme plat, pendant laquelle les spectateurs qui n’avaient pas rejoint les espaces vacanciers réservés en étaient réduits à se battre les flancs, entre rue Champollion et rue Saint-André-des-Arts, devant des hommages récurrents aux « grands réalisateurs » – on peut aimer Hitchcock ou Bergman sans trouver forcément plaisir à revoir pour la quinzième fois Une femme disparaît ou Les Fraises sauvages. Période lointaine, celle de la révision des classiques obligatoire, heureusement disparue – et d’ailleurs tous sont désor­mais accessibles en DVD. C’est aujourd’hui, au contraire, le trop-plein, dans la mesure où un amateur parisien normalement constitué, c’est-à-dire capable de consommer ses deux films par jour sans faillir, se verra contraint, durant les prochains mois, à des choix délicats.

RÉTROSPECTIVE
PERLES NOIRES
Cinémathèque française,
51, rue de Bercy, 75012 Paris
15 juin – 31 juillet 2011

L’été s’annonce, saison jadis associée à un électrocinématogramme plat, pendant laquelle les spectateurs qui n’avaient pas rejoint les espaces vacanciers réservés en étaient réduits à se battre les flancs, entre rue Champollion et rue Saint-André-des-Arts, devant des hommages récurrents aux « grands réalisateurs » – on peut aimer Hitchcock ou Bergman sans trouver forcément plaisir à revoir pour la quinzième fois Une femme disparaît ou Les Fraises sauvages. Période lointaine, celle de la révision des classiques obligatoire, heureusement disparue – et d’ailleurs tous sont désor­mais accessibles en DVD. C’est aujourd’hui, au contraire, le trop-plein, dans la mesure où un amateur parisien normalement constitué, c’est-à-dire capable de consommer ses deux films par jour sans faillir, se verra contraint, durant les prochains mois, à des choix délicats.

En effet, le Festival Paris Cinéma va ouvrir son grand barnum entre le 2 et le 13 juillet, avec comme à l’accoutumée, un programme à 25 000 calories, cassoulet, tournedos Rossini et pudding, offrant 250 films en quinze endroits de la capitale, multipliant les avant-premières (films de Cannes compris), les rétrospectives (Jerzy Skolimowski et Don Siegel), les hommages (Michael Lonsdale) et les inédits. De quoi satisfaire les plus goulus, jusqu’à l’overdose. Succéderont à cette onzaine fournie les projections organisées au long de l’été par la Ville dans quelques lieux patrimoniaux, puis le cinéma en plein air du parc de la Villette, qui, du 19 juillet au 21 août, fera découvrir chaque soir, sur le thème de la rue, quelques films choisis, dus, entre autres, à Gus Van Sant, Alain Tanner, Douglas Sirk ou Pablo Trapero.

Mais le programme le plus alléchant, celui qui promet le plus de véritables découvertes, c’est à la Cinémathèque française que nous le devrons. À peine terminée la trop courte (1er au 15 juin) rétrospective des films de Ritwik Ghatak, un des plus grands cinéastes indiens (ah !, L’Étoile cachée…), rétrospective que, trop occupé par les lendemains de Cannes, nous avions omis de rappeler, à peine terminée, donc, celle-ci laisse place à une rétrospective d’un autre genre, consacrée au film noir américain – un pléonasme. Mais attention, pas le film noir labellisé chef-d’œuvre, celui qui devait être tourné par Howard Hawks, John Huston ou Otto Preminger pour gagner le droit d’entrer dans les histoires du cinéma. Le film noir de base, celui que les « petits » studios, RKO ou Universal, ou les moins nobles, Monogram ou Republic, fabriquaient à la grosse entre 1940 et 1955, avant que la télévision n’envahisse les foyers américains et inaugure les séries policières. Monde de la fameuse « série B » qui connut alors son apothéose, les salles à double programme ayant besoin de matière pour alimenter leur flux. Heureux temps des films courts – entre 60 et 80 minutes, rarement plus –, secs, dégraissés à l’os, nerveux et brutaux, sans psychologisme, traversés par des acteurs sans renom mais à la crédibilité certaine – Steve Cochran, Lawrence Tierney ou Dan Duryea étant infiniment plus justes en voyous que Bogart. Cinéma oublié, peu considéré, car dû à des artisans que seuls les filmographes maniaques peuvent identifier.

Mais il suffit de quelques fanatiques pour que la mémoire de ce cinéma souterrain ne disparaisse pas. Eddie Miller est de cette espèce : chasseur de pellicules depuis quinze ans, dénicheur de copies perdues à un moment où l’avenir est à la dématérialisation, il a créé la Film Noir Film Foundation, destinée à retrouver et réhabiliter les quelques polars négligés qui demeurent dans les archives des studios ou chez des particuliers – le travail qu’effectue chez nous Lobster Films, dans une perspective moins spécialisée. Recherche fructueuse, qui lui permet d’organiser chaque année le San Francisco Film Noir Festival et d’alimenter les programmes de la salle de la rue de Bercy pendant un mois et demi. En octobre 2009, le Festival Lumière du Grand Lyon lui avait déjà offert de présenter, en compagnie de Philippe Garnier, autre expert en noirceur cinématographique, un échantillon de ses trouvailles : sept (dont quatre seront reprises ici), un choc pour les spectateurs non prévenus, découvrant que des inconnus comme Felix Feist ou Joseph Newman pouvaient signer des films anthologiques.

C’est une presque quarantaine de titres, trente-sept précisément, que Miller apporte dans ses bagages et dont il présentera certains, toujours avec Philippe Garnier (1). Titres extrêmement rares – nous n’en avons vu qu’un peu plus de la moitié, Noël Simsolo, dans Le Film noir, publié en 2005 (cf. QL n° 916), n’en cite que vingt et un. C’est dire l’étendue du domaine à arpenter et son intérêt pour les amateurs. La Cinémathèque prévient : ce sont là des « films noirs méconnus, qui témoignent de la richesse d’un genre dont les nombreuses réussites sont souvent signées par des petits maîtres ». La catégorie « petits maîtres » est un fourre-tout bien commode lorsque l’on a du mal à faire entrer un auteur, écrivain ou cinéaste, dans une catégorie – un peu comme celle du « mauvais goût sublime » à une certaine époque. Inutile de prendre des précautions : parmi la trentaine de réalisateurs à l’affiche, il n’y en a guère que trois reconnus comme « grands » (Joseph Losey avec Le Rôdeur, Anthony Mann avec Strangers in the Night et Michael Curtiz avec Trafic en haute mer, trois œuvres peu connues), quelques autres acceptés comme « auteurs » mineurs (Robert Parrish, Tay Garnett, Richard Fleischer, Curtis Bernhardt, André De Toth, John Farrow), le reste, Richard Wallace, Byron Haskin, John Reinhardt ou George Sherman, étant regardé officiellement comme de la piétaille.

Et pourtant c’est chez ces obscurs, Edward L. Cahn ou Harold Schuster, que l’on risque de trouver les plus heureuses surprises. Un Norman Foster, capable de tourner Dans l’ombre de San Francisco (1950), à l’ambiguïté étonnante, beau comme du David Goodis, cavalcade effrenée d’un journaliste et d’une femme à la recherche de son mari témoin d’un meurtre, et Les Amants traqués (1949), histoire de deux destins perdus (Burt Lancaster et Joan Fontaine) dans les rues de Londres, d’après le roman de Gerard Butler, vaut bien mieux que son absence de réputation. John H. Auer, dans Traqué dans Chicago (1953), fait raconter l’histoire de son héros, policier corrompu, par la ville elle-même, en utilisant un poème de Carl Sandburg – la copie vient de la collection de Martin Scorsese, ce qui prouve la sûreté de ses goûts.

Il faut dire que les scénaristes (citons William Bowers, remarquable dialoguiste) pouvaient s’appuyer sur un background propice ; l’après-guerre avait vu fleurir aux États-Unis les romanciers hard-boiled, dans la continuité des grands écrivains noirs des années trente, Dashiell Hammett, W. R. Burnett ou D. H. Clarke ; il y avait, sinon une école, au moins un climat d’écriture qui fait de cette période un moment riche en talents « moyens », si l’on peut oser le rapprochement. Le catalogue de la Série Noire de la décennie 1948-1958 est un bon exemple de cette qualité d’ensemble. Pas d’étoiles maudites, Goodis excepté, pas d’écrivains hantés par le Mal (James Ellroy en était encore à l’âge des pâtés), sinon Virgil Scott et son magnifique Jusqu’à la gauche. Mais on peut piocher au hasard chez Don Tracy, Wade Miller, John McPartland, W. P. McGivern ou Richard S. Prather : on découvre, derrière les rides d’époque, une rigueur de construction, une force narrative dont on retrouve assez exactement l’équivalent dans tous ces films méconnus. Pas de style particulier, mais une efficacité constante dont le secret semble perdu, aujourd’hui que chaque roman noir se doit d’atteindre 500 pages pour être pris au sérieux. C’est pour cette raison que l’on peut suivre à l’aveuglette la rétrospective : si aucun chef-œuvre ne dépasse, on n’y trouvera aucun déchet. Tout est à voir ; les terræ incognitæ sont devenues bien trop rares pour se priver du plaisir d’une exploration sans boussole.

  1. Dont on ne peut que recommander Caractères (Grasset, 2006), évocation érudite de divers acteurs américains de second et troisième plans, ce qui s’est écrit de plus pertinent sur ce sujet peu abordé.
Lucien Logette