A lire aussi

Un Nobel pour la Chine

Article publié dans le n°1071 (01 nov. 2012) de Quinzaines

Seize romans traduits en français et les présentes nouvelles, la première longue comme un court roman, pour le moment dix-sept volumes : on ne peut pas dire que les éditeurs de chez nous, à l’affût de tout ce qui se vend – c’est bien naturel – n’avaient pas anticipé le Nobel d’un Chinois. D’un auteur populaire, puisqu’on peut encore l’être en Asie, où l’on continue à lire bien que le nombre des amateurs de livres y décline avec une vitesse vertigineuse, en suivant la courbe d’une civilisation de consommateurs de gadgets qui rattrape la nôtre.
Mo Yan
Le veau suivi de Coureur de fond
(Seuil)
Seize romans traduits en français et les présentes nouvelles, la première longue comme un court roman, pour le moment dix-sept volumes : on ne peut pas dire que les éditeurs de chez nous, à l’affût de tout ce qui se vend – c’est bien naturel – n’avaient pas anticipé le Nobel d’un Chinois. D’un auteur populaire, puisqu’on peut encore l’être en Asie, où l’on continue à lire bien que le nombre des amateurs de livres y décline avec une vitesse vertigineuse, en suivant la courbe d’une civilisation de consommateurs de gadgets qui rattrape la nôtre.

Populaire et prolifique : quatre-vingts livres publiés en Chine depuis 1980, soit plus de deux par an. Ce stakhanovisme de l’écriture constitue, là aussi, une caractéristique des écrivains extrême-orientaux, du nord au sud, de la Chine au Japon en passant par la Corée.

Mo Yan, donc. Ce pseudonyme un tantinet humoristique (ça veut dire « sans voix ») correspond bien au style d’un homme se définissant lui-même comme taciturne et que nous aurions plutôt tendance, en Occident, à juger d’une prudence de serpent. Les gazettes ont souligné en effet qu’il avait attendu d’être nobélisé pour prendre, en termes mesurés, la défense de son compatriote Lin Xiaobo, Prix Nobel de la paix en 2010, condamné à onze ans de prison pour « subversion » depuis l’année précédente, et qu’il occupe le poste officiel de vice-président de l’Union des écrivains, ce qui n’incite pas au non-conformisme.

Mais la dissidence, dans un État totalitaire, est, ne l’oublions jamais, le fait de héros. Tout le monde ne possède pas cette étoffe, le cas de nos écrivains collaborationnistes durant l’Occupation peut utilement nous le rappeler. Mo Yan le jouisseur – ses livres quasi autobiographiques sont clairs là-dessus – n’est pas un héros. Tout juste un athlète complet qui s’est hissé, à partir du statut de paysan pauvre né en 1955 à Dayanglan, un village du district de Gaomi, province de Shandong (au sud-est de Pékin, une plaine du nord située à quatre-vingts kilomètres de la mer Jaune), au sort enviable de romancier populaire et bien en cour dans son pays, traduit un peu partout dans le monde.

Une perception aiguë du réel ne lui a pas permis d’ignorer les effroyables malheurs de la Chine depuis la proclamation de la République populaire le 1er octobre 1949. Mais sa critique demeure feutrée, évanescente, tamisée en quelque sorte par l’interposition, entre la crudité des « choses vues » et leur évocation romanesque, d’un rideau de rigolade permanente, tantôt grasse, tantôt fine, l’« hénaurmité » des situations et leur caractère scandaleux se dissolvant même, parfois, dans l’éther du fantastique.

En somme, Mo Yan est un très bon écrivain qui utilise la fiction pour en dire le plus possible sur la société qu’il décrit, sans toutefois se compromettre, la traduction de deux nouvelles déjà anciennes (elles datent de 1998) vient le confirmer, ces textes brefs et fort réussis étant suffisamment proches de sa veine habituelle pour que le lecteur y retrouve thèmes et facture auxquels des œuvres plus amples l’avaient déjà accoutumé.

On sait que le roublard romancier puise l’essentiel de son inspiration dans le petit monde rural où il a baigné dès l’enfance et dont il ne s’est évadé qu’en passant par un engagement dans l’armée, seul moyen pour un garçon sans argent ni appui d’aller au-delà des études primaires. Brillant sujet, doué pour l’ironie mais respectueux autant que nécessaire des consignes du Parti, il deviendra journaliste, puis auteur célèbre.

Dans la plupart de ses textes – de ceux que nous connaissons ici avant le Nobel du moins –, il est question de cette enfance campagnarde et d’un garçon rondouillard, facétieux, espiègle et farceur, sorte de Panurge débutant, qui a toujours faim et essaye par tous les moyens de se caler les joues, ce qui, dans l’ex-empire du Milieu où le triomphe de Mao ne date que de peu d’années, n’est pas un mince exploit. L’histoire lamentable du veau « Double Échine », qu’une castration trop tardive, opérée sans aucune hygiène par le vétérinaire du Parti, condamne à une mort atroce, a pour cadre unique le village natal et la route qui le relie au chef-lieu de canton, route-calvaire pour le veau martyrisé mais aussi pour ses deux convoyeurs qui ont de l’affection pour la bête, un vieux de soixante-huit ans et le gosse, qui n’en a que onze. Dans une atmosphère à la fois drolatique et sombre, qui n’est pas sans rappeler celle des contes normands de Maupassant, la véritable Passion de l’animal se déroule, environnée de tiraillements politiques entre les différents responsables du cheptel de la commune, jusqu’au drame final qui voit le boucher du chef-lieu écouler à la cantine ouvrière la viande avariée du veau mort d’une infection foudroyante, et coller à la population une salmonellose qui rend malades trois cent huit personnes et tue un cardiaque.

Le monde des paysans madrés de Maupassant manquait de générosité et prêtait souvent à rire à la fin du XIXe siècle. Celui que dépeint Mo Yan presque cent ans plus tard reste plaisant quand il se ridiculise dans la perception qu’en a un enfant supérieurement éveillé bien qu’en partie naïf. Mais la frontière qui le sépare de l’ignominie et de la criminalité pure et simple se réduit à une ligne de crête aisément franchie.

C’est que les temps sont durs. Mo Yan avait l’âge de son héros en 1966. Cela faisait alors sept ans seulement que Mao avait lancé le « Grand Bond en avant » et acculé ainsi quelques dizaines de millions de sujets à mourir de faim, presque deux ans que, pour déjouer les complots ourdis contre lui et sa déplorable gestion, le Grand Timonier avait allumé la mèche de la Révolution culturelle et laissé prospérer ses bandes de nervis qui, sous le nom de Gardes rouges et la direction de Lin Biao, semèrent le désordre et la terreur dans les campagnes avant d’ébranler le socle même du régime. Dans « s », les abominations de la première période, celle du Grand Bond, se devinent en filigrane, mais dans un registre soft qui ne rend nullement compte d’une opération idéologique imbécile ayant eu pour résultat d’affamer tout un peuple. Surtout, par un tour de passe-passe dont on se demande s’il est inconscient ou pervers, la compassion du narrateur, qui devrait s’adresser en priorité aux hommes, est détournée sur les bêtes, victimes à la fois de la cruauté et du je-m’en-foutisme de leurs maîtres, d’une désorganisation généralisée des circuits de production (l’élevage) et de distribution (le nécessaire contrôle des conditions sanitaires de l’alimentation humaine), enfin d’une perte de la conscience, inhérente au bouddhisme, de l’unité profonde du vivant. Et c’est sur ce dernier point que porte en définitive la critique qui court à fleur de texte, aboutissant à une sorte d’aphorisme moralisateur : les gens sont méchants !

Recyclage et amplification de la nouvelle « Le veau », un chapitre entier de La Dure Loi du karma, dont les soubassements bouddhiques sont autrement explicites et la réussite formelle incontestable (voir QL n° 1 003), présente le même schéma compassionnel/démobilisateur de la souffrance animale. Y est mise en scène l’agonie d’un bœuf maltraité, en qui s’est réincarné un paysan riche assassiné par la Révolution culturelle, agonie qui peut être interprétée comme la métaphore ou le masque d’une souffrance humaine dont l’évocation eût été bien plus subversive, partant plus dangereuse pour son auteur.

Mais l’exceptionnelle fécondité du thème traité dans « Le veau » se révélait déjà auparavant dans le roman Quarante et un coups de canon (QL n° 986). Là, tout le récit tournait autour de l’épopée cocasse de villageois falsificateurs, qui se livrent au commerce de viandes de toute provenance (bœuf, mouton, porc, âne, chien), artificiellement gonflées et alourdies par des injections d’eau malpropre – on sait que ce genre de contrefaçon et de trafic demeure une des plaies de la Chine actuelle. Mais là encore l’énormité et le danger de l’imposture étaient minimisés par un traitement littéraire rigolard, qui changeait le crime en farce de collégiens irresponsables, cependant que le thème cocasse et sentencieux de la faim mauvaise conseillère, exhaussé à grand renfort de concours répugnants de bâfreurs de viande, parvenait à occulter de façon sournoise la réalité d’un temps de malheur où nombre de Chinois périrent non d’excès de protéines mais de malnutrition.

Quant à la seconde période funeste, celle de la Révolution culturelle et des Gardes rouges, elle est au centre, mais là aussi en arrière-plan, du texte le plus court, « Le coureur de fond », qui se veut un hommage explicite, et d’ailleurs effectivement émouvant, à l’instituteur Zhu Zongren, un « droitier » proche par son sort des quatre cents rééduqués et par conséquent déportés de toute la province, qui vivent dans un camp à seulement un kilomètre et demi du village. Zhu Zongren, lui, est originaire de la région même, où son statut infamant et son physique de bossu auraient dû le cantonner au rôle d’épouvantail. Or il n’en est rien, et ses éminentes qualités (habileté au ping-pong, surprenante force musculaire, calme olympien), qui s’exercent en particulier contre des pseudo-champions en mie de pain ou de jeunes voyous en qui il n’est pas difficile de reconnaître des Gardes ou de futurs Gardes rouges, finissent par lui valoir une admiration universelle.

Le récit de la course d’endurance sur le sable du stade local (public, notables, sportifs d’occasion) est tramé avec une sûreté de coup d’œil et une verve qui sont du meilleur Mo Yan. On ne peut s’empêcher néanmoins de trouver l’histoire bien idyllique, et un peu suspecte la considération dont jouissent alors les « droitiers ». Comment ! Pas un geste de violence contre ces intellectuels envoyés dans la cambrousse pour y remuer la bouse et y apprendre la lutte des classes ? Comme dans l’œcuménisme volontiers larmoyant et toujours ondoyé de christianisme du cinéma hollywoodien du temps des certitudes, qu’elle était verte ma vallée ! N’est-ce pas un peu trop beau pour être vrai ?

Aussi, excellent et séduisant conteur, Mo Yan est-il un très grand écrivain ? Si le portrait-robot de cette espèce rare devait mettre au-dessus de tout la capacité à dire la vérité – à travers toutes transpositions fictionnelles possibles bien entendu – sur un pays et sur un monde, vérité de Balzac, de Proust, de Claude Simon pour rester dans le domaine français, alors on peut penser que des deux Asiatiques entre lesquels, semble-t-il, le cœur du jury Nobel balançait, c’était le japonais Murakami Haruki, malgré son récent 1Q84 un peu trop commercial (mais Mo Yan n’est pas moins commercial que lui) qui aurait dû l’emporter, au nom de l’essentiel, c’est-à-dire de la littérature, de ses pouvoirs, de ses devoirs peut-être.

Mais on devait récompenser la Chine, puissance formidablement montante, tandis que le Japon économique stagne ou régresse. Le Nobel est d’abord une affaire politique.

Maurice Mourier