A lire aussi

Un printemps bien français

Article publié dans le n°1061 (16 mai 2012) de Quinzaines

Le rythme de notre agenda annuel étant implacable, le sujet traité dans la chronique du numéro paraissant le 15 mai est identique d’un millésime à l’autre : le cinéma français, toujours recommencé. Après un trimestre d’ingestion, de gavage même, de pellicule nationale (1), il convient que nos humeurs, entre pituite et atrabile, s’expriment, opération de purgatio nécessaire avant d’aller, sur la Croisette, goûter d’autres nourritures parfumées d’exotisme.

FESTIVAL INTERNATIONAL
DU FILM DE CANNES
16 – 27 mai 2012

Le rythme de notre agenda annuel étant implacable, le sujet traité dans la chronique du numéro paraissant le 15 mai est identique d’un millésime à l’autre : le cinéma français, toujours recommencé. Après un trimestre d’ingestion, de gavage même, de pellicule nationale (1), il convient que nos humeurs, entre pituite et atrabile, s’expriment, opération de purgatio nécessaire avant d’aller, sur la Croisette, goûter d’autres nourritures parfumées d’exotisme.

Les bizarreries de la coproduction sont telles que la nationalité d’un film n’a parfois plus grand-chose à voir avec son apparence : quel est le plus hexagonal, de la Confession of a Child of the Century, tourné d’après Musset par Sylvie Verheyde avec une troupe d’acteurs franco-germano-britanniques, qui représente la France dans la section Un certain regard, ou du, par ailleurs magnifique, Amour, de Michael Haneke, avec Jean-Louis Trintignant, Emmanuelle Riva et Isabelle Huppert, qui représente l’Autriche en compétition ? Le film égyptien de Youri Nasrallah, Après la bataille, est produit par Marin Karmitz, le film sénégalais La Pirogue, de Moussa Touré, est une production Arte, il n’y a que trois Roumains sur les sept producteurs d’Au-delà des collines de Cristian Mungiu. Etc. L’identité nationale est de plus en plus un drapeau pour la façade, qui abrite des financements multiples et commodes – les producteurs français ayant investi dans une moitié des films présentés à Cannes, il y a forcément une chance pour que la prochaine Palme d’or contienne quelques carats bien-de-chez-nous.

Le cru tricolore 2011 avait éveillé des frissons d’enthousiasme – noms moins connus, thèmes neufs ou abordés de façon peu convenue. La sélection française de cette année fait appel à des cinéastes moins inattendus, les trois films présentés dans le grand amphithéâtre Lumière portant des signatures renommées – Alain Resnais, Leos Carax, Jacques Audiard, ont déjà monté les marches officielles. Il ne s’agit cependant pas d’un choix de père tranquille, ni d’un respect hors de propos, simplement d’une évidence : ce sont les titres qui s’imposaient, sans préjugés favorables ni hommage rendu aux grands anciens dans le cas de Resnais. Celui-ci réussit la gageure, avec Vous n’avez encore rien vu, de nous surprendre, en arpentant de façon inédite un territoire encore inexploré, avec ce film gigogne, tout en chausse-trapes et perspectives tordues, sentiers qui bifurquent et impasses fertiles. Difficile de cerner un tel édifice en une ou même deux visions, bien que le fil narratif ne s’emmêle jamais : nous ne sommes ni à Marienbad ni dans le château Forbeck de La vie est un roman, le cinéaste ne cherche pas à égarer son spectateur ; au contraire, tout lui est offert, le spectacle et son mode d’emploi. Même si ses scénaristes ont puisé l’argument du film chez Anouilh, Resnais réalise un film tout à lui, quintessentiel, qu’il conviendra de revoir et revoir, lors de sa sortie à l’automne, afin d’en extraire tous les sucs. Bien peu d’autres œuvres atteignent à la fois ce niveau de maturité et de jeunesse – il est vrai que Resnais n’aura que 90 ans dans quelques jours.

De rouille et d’os, de Jacques Audiard, risque de souffrir de l’attente qui a suivi l’exceptionnel Un prophète – on l’espérait au-delà, alors qu’il se situe seulement à la hauteur de ses remarquables titres précédents, présentant la même puissance et les mêmes qualités dans l’intelligence de la direction de ses acteurs (surtout Matthias Schoenaerts, récemment découvert dans Bullhead). Sera-ce suffisant pour emporter le morceau ? Verdict dès le 17 mai, le film sortant parallèlement dans quelques centaines de salles. Quant au troisième film de la compétition, il est garanti 100 % Leos Carax, c’est-à-dire ne ressemblant à rien d’autre qu’à lui-même. Pola X (1999), son dernier long métrage, étant un des mauvais souvenirs de la fin du siècle, reconnaissons que Holy Motors est une surprise bienvenue ; sans tout bien percevoir des intentions de l’auteur, on peut se laisser porter par l’incongruité majeure qu’il cultive et qui fait du jeu de rôles mené par Denis Lavant, conduit par Édith Scob dans un voyage littéral au bout de la nuit, un étrange objet filmique – qui peut convaincre même les plus rétifs (nous en étions) à l’univers du réalisateur.

Du côté de la section Un certain regard, c’est avec un plaisir sans mélange que l’on reverra Renoir de Gilles Bourdos. Traitant une très courte période, entre 1915 et le retour du front de Jean blessé auprès d’Auguste, son père, et 1916 et son nouveau départ pour le casse-pipe, Bourdos réussit un superbe portrait de famille, du vieux peintre dont on bande chaque matin les mains pour y fixer ses pinceaux et qui tente jusqu’au bout de capter la vibration d’un corps dans la lumière, au jeune réalisateur en germe (qui, pour l’heure, se contente de louer au village les épisodes des Vampires de Feuillade), en passant par Andrée, le « meilleur modèle », future Catherine Hessling. La reconstitution est juste, les scènes d’extérieur sont belles comme des autochromes Lumière, Michel Bouquet est un parfait Renoir moribond, Christa Théret une Andrée encore plus éblouissante que sur les tableaux et Vincent Rottiers un cinéaste en devenir fragile et attachant. La tradition classique dans tout son éclat – cette même tradition qu’illustre Claude Miller dans son ultime Thérèse Desqueyroux, cinquante ans après la version de Georges Franju. Audrey Tautou est une héroïne mauriacienne plus carrée qu’Emmanuelle Riva jadis, Gilles Lellouche un époux moins redoutable que Philippe Noiret, mais les situations, toujours aussi dérangeantes, filmées simplement, permettent au cinéaste récemment disparu d’effectuer ses adieux en beauté, à la hauteur d’une œuvre qui, en quarante années, a rarement déçu.

Pour quelles raisons Le Grand Soir de Benoît Delépine et Gustave Kervern nous a-t-il laissé sur notre faim ? Tout y est, pourtant, de ce qui fait l’intérêt habituel des œuvres du tandem, décalage et provocation, et les deux frères ennemis, Albert Dupontel et Benoît Poelvoorde, rivalisent d’invention dans la destroy attitude. Mais quelque chose grince dans le fonctionnement de la machine, que l’on ne sentait pas dans Louise-Michel ou Mammuth – ou peut-être attendions-nous trop des meilleurs représentants du mauvais esprit à l’écran. Une deuxième vision permettra, souhaitons-le, de revenir sur cette impression mitigée. Nul besoin en revanche d’un second passage, le premier ayant été largement concluant, pour les deux autres titres présentés en « séances spéciales » : Journal de France, de Claudine Nougaret et Raymond Depardon, est un assemblage réussi, alternant filmage du photographe traversant le pays, avec sa chambre et ses plaques de verre, pour en saisir ce qui fera l’objet de sa récente exposition à la BnF et montage du matériel non utilisé dans ses principaux films depuis Reporters (1981). Quant à Invisibles, de Sébastien Lifshitz, les entretiens qu’il a réalisés avec toute une palette d’homosexuel(le)s, en couple ou solitaires, dont le plus jeune a plus de 75 ans, sont passionnants – toute une génération d’avant la Gay Pride, qui a dû longtemps vivre amour et sexualité dans la dissimulation ou l’inconfort social et qui s’exprime avec une justesse étonnante.

Mais ce dessus du panier – en y ajoutant le notable J’enrage de son absence de Sandrine Bonnaire, présenté par la Semaine de la Critique – ne doit pas dissimuler la (relative) déception générale. Nous ne citerons pas de noms, inutile d’accabler les films avant qu’ils ne sortent, mais le nombre de produits qui n’étaient pas à la hauteur de la réputation de leur auteur a atteint cette fois-ci un pourcentage rare – et même parmi des cinéastes habituellement de confiance. Perte d’inspiration, au cœur d’une société bloquée ? Repli ? Quant à la crise elle-même, celle d’ici et de maintenant, les films qui l’abordent ou l’évoquent tiennent dans une seule main. Les lendemains ne chantent pas, mais les aujourd’huis ne pleurent guère – nous avons cessé de compter les « comédies bourgeoises », avec adultères d’architectes ou de communicants dans des duplex parisiens. Pour ne pas terminer sur une note trop négative, énumérons quelques titres de premiers films moins émollients et sur lesquels on peut miser quelque espoir (à l’image d’Angèle et Tony ou Louise Wimmer les années précédentes) : Mariage à Mendoza (Édouard Deluc), Crawl (Hervé Lasgouttes), Les Lende­mains (Bénédicte Pagnot), Casa nostra (Nathan Nicholovitch), chacun avec sa petite musique particulière. Peu de chances qu’ils cassent la baraque, si jamais ils étaient un jour distribués. Mais c’est souvent dans les tirages à petit nombre que l’on trouve les meilleurs livres.

1. Le terme est désormais aussi impropre que « premier tour de manivelle », les films étant (presque) tous réalisés en numérique. D’ici peu, le ruban de celluloïd ne sera, hors cinémathèques, qu’un souvenir.

Lucien Logette