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Un roman à deux têtes

Article publié dans le n°1214 (15 mai 2019) de Quinzaines

Après le déjà remarqué « L’Eté des charognes », Capucine et Simon Johannin signent un second roman, beau et nerveux, qui sinue entre lyrisme et réalisme. Ce couple dans la vie et devant la page pousse le cri d’une jeunesse jetée dans le monde mais rejetée par lui. Largement autobiographique, ce texte peut tout autant se lire comme une ode à la nuit, à l’amour qui sauve, à tout ce qui tremble, dont l’espoir, palpitant toujours en dépit du gros temps. Une rage toute poétique.
Capucine & Simon Johannin
Nino dans la nuit
(Allia)
Après le déjà remarqué « L’Eté des charognes », Capucine et Simon Johannin signent un second roman, beau et nerveux, qui sinue entre lyrisme et réalisme. Ce couple dans la vie et devant la page pousse le cri d’une jeunesse jetée dans le monde mais rejetée par lui. Largement autobiographique, ce texte peut tout autant se lire comme une ode à la nuit, à l’amour qui sauve, à tout ce qui tremble, dont l’espoir, palpitant toujours en dépit du gros temps. Une rage toute poétique.

« Je cherche le bout du départ pour nous dérouler la grande vie, te tailler des tangas dans le tapis rouge et plus jamais suer à courir après ce qu’il faut pour passer d’un jour à l’autre. Je sais pas comment faire alors je sors guetter, brancher la vigilance dans la rue pour voir si des fois de l’or sortirait pas de ses trous. » Chercher l’or dans la boue, extraire la quintessence d’existences prêtes à se jeter dans le monde mais rejetées par lui, briguer l’étincelle qui, tel Nino dans la nuit, attend son heure, remuer la merveille taillée dans le malheur, agripper la vie comme elle va et vient, serrer ses contrastes, saisir les répliques de ce volcan, faire un grand feu avec peu d’allumettes…, c’est de ce matériau inflammable, composite, qu’est fait le roman éruptif de Capucine et Simon Johannin.

On n’est pas surpris d’écouter deux pianistes interpréter une pièce à quatre mains. Il est plus rare de lire un roman écrit à deux ; si l’un (Simon) tient la plume tandis que l’autre (Capucine) coscénarise ce roman aux forts accents biographiques et cinématographiques, l’encre jaillit de deux cerveaux. La langue, l’énergie, le rythme, la justesse… font penser alternativement à la belle nervosité des films de Jacques Audiard, à un remake parisien et plausible de La Fureur de vivre, avec quelques relents aussi bien de Trainspotting ou de La Haine. « Jusqu’ici tout va bien… »

Dans un roman anglais réussi et récent (Écoute la ville tomber, Rivages, 2018) auquel le livre présent offre un involontaire miroir français, la saisissante Kate Tempest – poète, rappeuse et romancière – s’écriait dans une phrase qui fait office de phare :« Rien n’est pour toi mais tout est à vendre. » Ici, ça donne : « Personne pour garantir Nino, alors Nino se débrouille. » Voilà qui pourrait fonder, d’une frontière l’autre, le slogan d’une époque, la nôtre, dont les enfants admirent encore le ciel mais accrochent le parquet, et former le cri d’une génération habituée à chuter et privée du vertige des sommets. La tête entassée de rêves qui ne rencontrent jamais le réel, le cœur oscillant comme un balancier, léger comme l’air ou lourd comme un chagrin, le désordre général et générationnel…, c’est chargés de ce poids sur leurs épaules que les protagonistes de Nino glissent dans la nuit. Les personnages sont semblables à des pendules qui indiquent un horaire et une humeur chaque fois différents.

Contrairement à L’Été des charognes, texte écrit par Simon et basé sur un récit photographique de Capucine situé à La Fourrière, « un hameau au bout d’une route qui finit en patte d’oie », Nino et les siens évoluent à Paris, « cette grande crevarde quand vient la nuit et qu’il faut trouver la place d’y dormir ». Ce déplacement, s’il est géographique, est aussi mental. Paris est le nom d’une ville aussi violente et volatile que pleine d’opportunités, celui d’une capitale brutale qui vous ingère aussi vite qu’elle vous recrache. La belle a décidément des airs de paradis artificiel. La belle est cruelle. Il faut se faire à l’idée que, chez elle, « quand on est pas riche, on est plus pauvre qu’ailleurs ». On sinue ainsi entre les dorures et une misère qui mord le trottoir. « Ma petite misère et mon gros ego zigzaguent au milieu de la rue entre les poubelles et les stores. » Un passage dit cela avec un certain éclat : « On est à Paris ici, pas là où ça pourrait mieux se passer. Ça fait du temps que je suis là maintenant, et dès le début j’ai marché. J’ai marché et encore marché. Je suis passé du Paris où il y a de la place pour rien à celui où y’en a trop pour tout. Des trottoirs trop grands, des immeubles trop larges, des voitures trop grosses. […] Ça vide de traverser Paris en marchant, ça fait glisser tout le décor de l’Histoire et puis les eaux, et même le ciel, se tirent vite en arrière petit à petit. Il y a tout le monde qui me tourne autour quand je traverse la Seine. C’est ça Paris, on est en haut de la boule. »

Si le jour a droit de cité, la nuit est bien le temps et le lieu privilégiés de ce roman. L’obscurité propre à la nuit est ambivalente : elle fascine et inquiète tout à la fois. Traverser la nuit, c’est convoiter l’ombre, célébrer les noces de la chair, peindre une ambiance, dessiner un climat d’imprévisibilité qui vient à nous dans un mélange de crainte et de désir. Quelle est la couleur de cette nuit ? « Dans la fin du ciel sombre, je vois les putes qui frissonnent sur les trottoirs et qui lancent des Bébé l’amour plus que fatigués aux voitures, et puis les cloches qui dorment sous les bancs […]. » « La nuit exige de moi que je m’y livre sans compter », écrit le philosophe Michaël Fœssel dans un court et bel essai (La Nuit. Vivre sans témoin, Autrement, 2018). C’est exactement ce qui résonne ici, l’expérience d’une liberté qui peut enfin jouir de vivre sans témoin, bénir ces instants où le jugement se tait, quand pointent les promesses de la pénombre et la possibilité de voir sans être vu. La nuit est une adresse, c’est également le temps de la fête, véritable motif et moteur dans ce livre, celle dont Rousseau livrait cette définition, ainsi que le rappelle Michaël Fœssel : « Lors d’une fête démocratique, aucune place n’est assignée par avance. […] La fête égalise les conditions en autorisant n’importe quel spectateur à devenir digne des regards. »

La nuit passe comme un ange noir et fabuleux avec Nino : « C’était parti pour la première de ces longues nuits à danser avec le diable, et à attendre jusqu’à l’épuisement que la chanson soit finie pour ensuite célébrer la nouvelle course du soleil ressortant des abysses. Tous les week-ends on reprenait la prière de l’astre, on était comme des prêtres égyptiens mais sans les rituels chiants. On baisait Apopis en dansant toute la nuit, à suer des grosses gouttes pour que la barque du Dieu soleil y glisse et trouve le bout du tunnel pour rejoindre à nouveau le ciel. Moi j’ai trouvé mon tunnel dans la bouche de Pauline […] ».

Nino dans la nuit est simultanément un roman sur l’amour qui sauve et sur l’ennui qui sévit. Dans la course infernale et parfois infertile des jours, l’amour est le premier et le dernier recours. « Aujourd’hui je viens de rentrer, et c’est retour à la case merdier. […] J’observe le monde par la fenêtre, je t’aime par la fenêtre et partout je vois tomber du ciel, sur moi et tout le quartier, des grosses gouttes de lassitude. […] Je m’emmerde de toi mon amour, sans toi c’est la tranchée. »

Si elle passe de façon plus fugace dans le roman, Lale est primordiale. Quoique forte et fiable, la fée de Nino descend à son tour aux enfers. Reste que ce coin de paradis, dont il craint parfois la dérobade, demeure invariablement « au bout de chaque chose ». C’est sa seule croyance. Avec son sourire à faire « chuter les anges », elle effacerait presque le grand reste : la galère devenue un style de vie, la difficulté à travailler sans ramper, à « rejoindre le seul morceau de destin que la vie me tend à mâcher », le raccrochage hésitant du wagon. Le cœur bat à rompre : « Sous la fine peau qui t’habille je sais que le sang court trop vite, je sais que là où une fille sans entrave ne met qu’un battement du cœur, toi tu dois en payer deux. »

L’amitié est une autre consolation, un de ces liens sacrés, inviolables, qui rendent la vie plus douce et tolérable. L’extraordinaire Malik, ancien « petit ado allumé au soufre » devenu une sorte de libre-penseur au bras duquel Nino se sent comme « une mariée introduite à la cour », sert à la fois d’ange gardien et de garde-fou. Ce que dit et documente avec une égale réussite ce roman, c’est la réalité, la rareté, la rudesse du travail pour la communauté de ceux debout « avant l’heure de leurs corps »

On entend ici une panne d’espérance, une jeunesse qui peine, les espoirs qui piétinent…, mais ce livre attise symétriquement les flammes d’un idéal qui renaît dans la braise. Le désir a des ailes et elles sont robustes. Si l’avenir est blessé, il y a des fleurs à sauver dans ce champ de ronces ou de ruines. Il suffit de voler les quelques tulipes que la vie nous tend. Ainsi que Nino finit par le faire, armé d’une « nouvelle énergie » et courbé sur un bouquet de fleurs fragiles.

[Nicolas Dutent est journaliste à L’Humanité.]

Nicolas Dutent

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