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Le roman de la Commune

Michèle Audin, mathématicienne, est membre de l’Oulipo depuis 2009. « Comme une rivière bleue », dans lequel elle raconte à sa manière les soixante-douze jours de la Commune de Paris (du 18 mars au 28 mai 1871), est son quatrième livre paru chez Gallimard dans la collection « L’Arbalète ».
Michèle Audin
Comme une rivière bleue. Paris 1871
Michèle Audin, mathématicienne, est membre de l’Oulipo depuis 2009. « Comme une rivière bleue », dans lequel elle raconte à sa manière les soixante-douze jours de la Commune de Paris (du 18 mars au 28 mai 1871), est son quatrième livre paru chez Gallimard dans la collection « L’Arbalète ».

En 2013, Michèle Audin a écrit un récit relatant la « vie » de son père, Maurice Audin, également mathématicien, tué par des militaires français en 1957, durant la guerre d’Algérie (Une vie brève, Gallimard, 2013). Après le succès de ce livre, elle a davantage adopté une forme romanesque pour évoquer – dans Cent vingt et un jours (Gallimard, 2014) et Mademoiselle Haas (Gallimard, 2016) – la vie de personnages anonymes, celle notamment de femmes dont le destin a été effacé par l’histoire de la Première et de la Seconde Guerre mondiale.

Cette fois, elle effectue un pas en arrière et descend un peu plus bas, en 1871, où elle redonne à beaucoup de noms de la Commune de Paris un prénom, des visages, des voix, une vie militante et amoureuse. Il y a Maria, Marthe et Marie, Paul, Charles Longuet et Édouard Vaillant, d’autres encore… Il y a aussi des personnages plus célèbres, dont les ombres d’Auguste Blanqui ou de Karl Marx (les filles de Marx), Prosper Olivier Lissagaray, l’auteur de L’Histoire de la Commune de Paris, ou Jules Vallès qui, le 26 mars 1871, le jour des élections municipales, déclara que cette révolution était belle « comme une rivière bleue ». Mais si Michèle Audin imagine la Commune, l’enquête est rigoureuse et minutieuse. Il suffit de consulter le blog[1] qu’elle a créé pour comprendre que son « roman » émane d’une recherche patiente. À supposer que vous ne sachiez rien ou presque plus rien de la Commune, ce blog est un complément de lecture utile.

Deux aspects sont particulièrement développés : la prise du Journal officiel par les communards dès le 19 mars 1871 et comment la publication de celui-ci constitue ensuite une arme (dans une guerre de l’information) contre les versaillais et le gouvernement d’Adolphe Thiers (nous apprenons des choses inédites à ce propos à partir des travaux d’Yves Cunat) ; le second concerne la joie malgré l’urgence et la menace qui pesaient sur chacun des « insurgés ». Ainsi, Michèle Audin se livre à des « exercices de style » pour faire entrer le lecteur dans la danse de la Commune, en décrivant quelques-uns des bals populaires qui eurent lieu. Paris est une fête. « Et Maurice embrasse Marie, et Marthe rit et embrasse Lissa [Lissagaray], et Maria regarde [Charles] Longuet et les yeux de [Paul] Vapereau et embrasse Vapereau, et Caroline embrasse Longuet, et Hélène embrasse un garde national qui se trouve à ses côtés… »

Toutefois, plus le livre avance, plus s’amenuisent les soixante-douze jours de la Commune. On assiste à la chute victorieuse de la colonne Vendôme le 16 mai 1871, en présence de Gustave Courbet, mais on devine que cette révolution trop courte qui rêvait d’égalité, d’autogestion et d’éducation nouvelle est en train de finir. Le soleil de Vallès ne brille plus. Il pleut. L’impression du Journal officiel cesse dans la nuit du 22 au 23 mai 1871. Le cœur serré, Michèle Audin se promène dans Paris, le Paris d’aujourd’hui, comme si Lissagaray l’accompagnait. « Aujourd’hui encore je marche dans Paris. Je marche le texte du chapitre 25 du livre de Lissagaray. » Avec elle, nous parcourons ou reparcourons les rues désertées de Paris. Par moments, elle revient à elle-même, correspond avec un mystérieux spammeur, va à la Bibliothèque nationale de France, s’abîme les yeux et la tête dans des microfilms, trébuche autour du cimetière du Père-Lachaise, erre villa Godin derrière le mur des Fédérés, le mur des fusillés. On ne sait combien furent tués pendant cette semaine dite « sanglante », du 21 au 28 mai 1871. Trop. Seule Belleville résiste : « La dernière barricade est rue Ramponeau. Un fédéré tire le dernier coup de chassepot de la Commune. Il est indigné d’être vaincu. »

Marthe (la jeune ouvrière) qui avait embrassé Lissagaray et qui attendait de lui un enfant ne danse plus. Maria (la fille d’Augustin Verdure) qui avait embrassé Paul Vapereau (le jeune journaliste), non plus. C’était pourtant le printemps. Charles Longuet (le délégué au Journal officiel et futur gendre de Marx) aperçoit Maria et lui demande cérémonieusement comment elle va. « Nous n’allons pas bien », lui répond-elle. Charles enveloppe alors Maria de ses gestes et lui raconte qu’il s’est trouvé sous une pluie de fleurs de cerisier : « Une neige. Une branche cassée par un éclat d’obus. Ses longues mains miment la chute délicate des pétales. Il en cueille un sur sa veste. Nous aurons tout eu ce printemps, même la neige. » Telle est la manière, si sensible, de Michèle Audin d’écrire le roman de la Commune.

Tant de choses seraient parties de là, de la Commune de Paris, après la défaite de Sedan du 2 septembre 1870 : la Première Guerre mondiale, revancharde, la Seconde, pire encore, les lâchetés de l’Occupation, la décolonisation, l’Algérie… Or, écrivait Walter Benjamin, « l’historien s’identifiant au vainqueur servira irrémédiablement les détenteurs du pouvoir actuel. Voilà qui en dira assez à l’historien matérialiste. Quiconque, jusqu’à ce jour, aura remporté la victoire fera partie du grand cortège triomphal qui passe au-dessus de ceux qui jonchent le sol[2]. »

[Extrait]

« La pluie est glaciale. Le terrain gras de boue. L’aube grise comme une banalité littéraire.

Ils sont à peine deux cents. Entre tombes, croix, fleurs, couronnes d’immortelles. Dans la boue et la crotte. Ils sont les derniers défenseurs. Paul Vapereau est parmi eux depuis mercredi. Ils se sont battus jour et nuit. Ils ont tiré leur dernier coup de canon. Ils n’ont plus de munitions.

À la mairie du onzième, le canon réveille Lissagaray. Six pièces versaillaises tirent depuis la place du Trône sur la barricade de la mairie.

Comme il y a quarante ans Rastignac, Paul regarde Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine. Masse rougeoyante des Tuileries, noires tours de Notre-Dame. Le spectacle est terrifiant et saisissant. La ville incendiée comme une mer de lave, les vapeurs opalines, les longues traînées rousses et les immenses nuages enflammés. “À nous deux, maintenant.” Défi moins grandiose que celui que nous avons lancé à la société. Nous avons brûlé le palais des rois.

Lissagaray repart, vers d’autres barricades, les dernières, qui résistent encore.
Paul voit les cheminées des fabriques, là-bas Ménilmontant, autour de l’église Notre-Dame-de-la-Croix, et au-delà Belleville, les flèches effilées de Saint-Jean-Baptiste. Ils se sont manqués de peu, place Voltaire, mercredi. Mais il n’en sait rien. Où est-elle ? Se cache-t-elle ?

Plus rien n’empêche les académiciens de passer quai de Conti. L’Académie des beaux-arts tient sa séance. Auguste Dumont, le sculpteur du Génie de la liberté, est présent.

Dans la mairie du onzième, un officier d’état civil rédige le neuvième acte de décès de la journée, celui de Jeanne-Marie Cotton, une couturière.

Il est trois heures du soir.

Devant, sur un lit de sacs en toile à matelas, inondée de pluie, grande, belle, brune, morte, comme enrubannée de rouge, Marthe. »

Michèle Audin, Comme une rivière bleue, pp. 334-335.

[1] Accessible à l’adresse URL suivante : http://macommunedeparis.com
[2] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (VII), Écrits français, éd. J.M. Monnoyer, Gallimard, 1991, p. 343.

Jean-Pierre Ferrini

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