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Article publié dans le n°1191 (01 avril 2018) de Quinzaines

Que dit rare ? Rare dit « onéreux » dans la bouche du marchand. Rare dit « Moi, je l’ai ! » chez le collectionneur. Rare dit aussi « singulier » dans l’esprit du lecteur...

Que dit rare ?

Rare dit « onéreux » dans la bouche du marchand. Rare dit « Moi, je l’ai ! » chez le collectionneur. Rare dit aussi « singulier » dans l’esprit du lecteur. Optons donc pour cette dernière acception afin d’accueillir textes étranges et livres improbables – s’ils ne défraient pas l’historique des ventes, ils ne manquent pas de mérites. Dans ce registre, les Enquêtes au tampon de Gianpaolo Pagni (Esperluète, 2017) décrochent la timbale graphique. L’échevelé du projet vaut tous les euphorisants : lancé dans une manière de « recherche » sur quelques grands de ce monde (les sœurs Tatin, Mao, Freud, Robert Filliou ou Carla Bruni), l’artiste a collecté des objets, les a transformés en tampons en les encrant et les a apposés sur une feuille pour composer le portrait chinois de son sujet. Pour Mao, un jeu de mah-jong en plastique acheté dans la rue de Shanghai, où il vécut en 1924. Pour David Lynch, des objets de sa maquilleuse. La pertinence biographique n’est pas l’enjeu. Les pages obtenues sont très belles.

Prose au plancher

Plus mystérieux, le projet du menuisier Joachim Martin. Aux alentours de 1880, il a relaté sa vie et celle de son village à la mine de plomb au dos des lattes du plancher qu’il posait dans un château de maître, non loin du lac de Serre-Ponçon dans les Alpes. Tout d’abord, il écrit au lecteur : « Mon histoire est courte et sincère et france [sic], car nul que toi ne verra mon écriture C’est une consolation pour s’obliger d’être lu. » Par miracle, lors de la réfection du plancher, on conserve les planches manuscrites grâce auxquelles Jacques-Olivier Boudon peut évoquer ce diariste unique (Le Plancher de Joachim, Belin, 2017). Détendu et sans filtre, Joachim est passionnant lorsqu’il aborde les riches chapitres des mœurs ou de la vie économique. « St Roch n’a pas beau temps, il pleut il tonne il grêle. Bien des raisins, pas de blé. »

Disparaître

Certains sauvent les livres, d’autres s’y perdent. Le dominicain de rite chaldéen Michaeel Najeeb a raconté au journaliste du Point Romain Gubert comment il a sauvé avec ses pairs manuscrits et registres anciens en Syrie. Jusqu’à Nimrod où les moines ont caché leurs trésors dans de fausses cloisons qui ont échappé à Daech (Sauver les livres et les hommes, Grasset, 2017). Afonso Cruz, quant à lui, a tenté de retrouver son géniteur dans Les Livres qui ont dévoré mon père (Les Allusifs, traduction de Marie-Hélène Piwnik, 2018). C’est une leçon : il faut faire très attention où l’on lit. Il est toujours possible de glisser entre deux lignes ou deux pages et de se retrouver chez Hyde ou Raskolnikov…

Cadavres et sous-produits

Séverine Weiss a permis la publication aux éditions Isabelle Sauvage du magistral Livre des morts de la poète américaine Muriel Rukeyser (1913-1980). Dans une traduction d’Emmanuelle Pingault et avec l’adjonction d’un texte de Vladimir Pozner concernant la même tragédie minière – 750 mineurs noirs tués par étouffement (silicose) –, la poète américaine a composé un patchwork saisissant composé des « minutes » d’une enquête faisant feu de toutes sources, y compris juridiques. Le livre parut en 1938, vingt-huit ans avant De sang-froid. Autre formule originale, celle du Faire sécession de Jan Baetens (L’Herbe qui tremble, 2017), un livre illustré des magnifiques gravures de Frédéric Coché, au toucher si personnel. Dans ce récit à plusieurs voix, Baetens se plonge dans la guerre de Sécession, après avoir été envahi par sa source. C’est le Photographic Sketch Book of the Civil War d’Alexander Gardner (1821-1882) la base authentique sur laquelle la mémoire individuelle et la fiction tressent des récits parfois trompeurs. « On dit que les bêtes sauvages des forêts auraient participé aux combats, attaquant indistinctement les hommes de l’un et l’autre camp. » 

Provocateur

Chez Patrick Reumaux, on ne sait jamais ce qui prime, la couleur de l’anecdote ou l’acide de l’intention. Parfois, l’anecdote est amère et l’intention bienveillante, ou bien tout se brouille. Quoi qu’il en soit, l’impétueux trace une voie où personne n’était encore passé. Les dieux habitent toujours à l’adresse indiquée (Vagabonde, 2018) mettent en mouvement tout le monde méditerranéen, son « engeance d’escrocs, de voleurs, d’yeux chassieux couverts de taies, de mouches, de proxénètes, de femmes en noir […]. » C’est dans ces pages que l’on peut apprécier son « Art de l’escrime, celui de parer les coups. Art de la paresse, celui de se procurer un alibi, de trouver, jusqu’à l’imparable coup, le point final de la mort, une justification toujours nouvelle, et le plus beau mensonge : la parole. » Ce livre de Patrick Reumaux avait connu une précédente version en 2010.

Réédités aussi, les Haïkonomics d’Igor Quézel-Perron (Envolume, 2017) consacrés au monde de l’entreprise et parfois très réussis. « C’est en éternuant / que j’ai oublié / mon argument. » On y perçoit le désarroi du moderne haïjin qui touche de temps à autre le moment « aha ». « Photocopie urgente / J’ai déjà mon manteau / Bourrage »… Réédité aussi, Papa part, maman ment, mémé meurt de Fabienne Yvert (Le Tripode, 2018), qui doit tant aux inventives éditions Harpo où elle a publié ses premiers écrits en de réjouissantes typographies. Ce livre très poétique consacré au divorce est devenu un classique. 

Colosses

Certains livres singuliers se signalent par leurs débordements, leur nature d’ogre, leur folie intrinsèque, leur épaisseur. Ils appartiennent à la catégorie des monuments littéraires. On ne parle pas ici des dictionnaires – auxquels le lexicographe Jean Pruvost consacre une étonnante anthologie de citations (Pleins feux sur nos dictionnaires, Honoré Champion, 2018) –, mais bien des fictions. Lorsqu’ils cristallisent l’extrême, c’est pour quelques poignées de lecteurs aguerris, curieux de nouvelles limites formelles. En France, on peut évoquer les États du monde d’Onuma Nemon (Mettray, 2016). « Vous vous dites c’est pas équilibré cette peinture […]. Ben justement c’est pas de la peinture, et encore moins de la littérature ; on fonctionne qu’à la respiration, au nécessaire, à ce qui est indispensable aux misérables, pour survivre […]. On est pas dans le genre où on tire la langue pour aller à la ligne ou faire son persil en casseur de raquettes. »

De morte du Coréen Park Sang-ryung (1940-2017) est de cette sorte. C’est un polar métaphysique en univers bouddhiste ou, pour être précis, un cheminement extraordinaire dans les limbes où les défunts errent durant quarante jours après leur trépas. Si l’on en croit le Livre des morts tibétain. Traduit par Simon Kim avec Choi Yun-ju (L’Atelier des Cahiers, 2017), De morte, lauréat du prix littéraire de l’Asie 2017, est comparé à Finnegan’s Wake de Joyce ou à L’Infinie Comédie de D.F. Wallace. « Je vais très bien, merci, démentis-je fermement. Puis je me levai après avoir ramassé mon crâne, mais j’avais le cœur déchiré de tristesse. »

Eric Dussert