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Chaque mois, La Quinzaine proposera dans cette chronique un cheminement au coeur de la vie des livres, parmi les étals des librairies, chez les attaché(e)s de presse et les journalistes, et, naturellement, dans les ateliers d’imprimerie. S’y dessinera un panorama de la vie littéraire, de son actualité, de son commerce, de ses sociabilités. 

Bévue

On n’a toujours pas compris. La bévue grotesque des organisateurs du Festival d’Angoulême, incapables lors de la préparation de leur prix de dénicher une malheureuse dessinatrice de BD pour trente mâles à crayons, ne cesse de nous interroger. Faut-il croire, malgré les statistiques de la lecture qui placent les femmes loin devant, que les créatrices jouent toujours les utilités ou les exceptions exotiques, qu’elles sont tolérées à condition de ne pas réclamer les premières places ? Tout se passe comme si on les destinait à l’animation de la vie culturelle, jamais aux récompenses très prestigieuses. Les jurés du Nobel nous corrigeront si nous faisons erreur.

Dôme

Sous le dôme de l’Académie française, il y eut pour commencer Marguerite Yourcenar, qui lava – en 1980 ! – l’affront fait aux femmes, suivie de Jacqueline de Romilly (1988), Florence Delay (2000), Assia Djebar (2005), Simone Veil (2008), Danielle Sallenave (2011), puis de la charmante Dominique Bona, sans compter Hélène Carrère d’Encausse, qui continue de faire sourire les russosophes anglo-saxons. Trente-deux à huit, la lutte est encore inégale et, n’était le Dictionnaire universel des créatrices (2013), le monumental rattrapage en trois volumes orchestré par les éditions Des femmes avec le parrainage de l’Unesco, nous serions toujours un peuple rétrograde. Et ce malgré la jeune Fortunée Briquet (1782-1815). En 1804, à l’âge de vingt-deux ans et dans un geste d’une audace inouïe, elle sauvait l’honneur avec un Dictionnaire historique, littéraire et bibliographique des Françaises et des étrangères naturalisées, premier pas historique dans la connaissance des talents féminins que rééditent ces jours-ci les Presses universitaires de Strasbourg, avec les commentaires de Nicole Pellegrin (404 p., 29 €).

Anthropophages

L’originalité des femmes a été tolérée, c’est vrai, jusqu’au moment où elle abordait le terrain des compétences viriles. La venue des aventurières est, de fait, tardive, comme celle des journalistes, et plus encore celle des « grandes reportères », et l’on ne parle pas des cosmonautes. Après Séverine, Andrée Viollis fut journaliste, et grande journaliste, mais les premières femmes françaises admises à parcourir le monde pour nous informer sont de générations postérieures à celle de l’Américaine Nellie Bly. La remise en valeur de la figure de Titaÿna (1897-1966), remuante cofondatrice du magazine Jazz avec Carlo Rim, permet de se faire une idée de ce plafond de verre. Il est vrai que ladite Titaÿna, c’est-à-dire Élisabeth Sauvy, puisque tel était le nom de la sœur aînée du démographe Alfred Sauvy, emportée par son élan fantasque et son succès, commit des articles collaborationnistes de nature à la mettre au rancart. Pour autant, ses reportages d’avant-guerre, et en particulier son aventure dans la jungle indonésienne, Une femme chez les chasseuses de têtes (Marchialy, 270 p., 18 €), font honneur à une styliste et à une observatrice subtile, joyeuse d’être revenue de ce « pays de mort lente ». Et il y a tout lieu de penser que cette reporter en cache bien d’autres.

« Bête-divinité »

Dans l’ouvrage collectif Zinaïda Guippius : Poésie et philosophie du genre (Presses universitaires de Strasbourg, 256 p., 24 €), on trouve l’article de 1908 de cette poète russe intitulé « La bête-divinité – Sur la question du sexe ». Elle y écrivait ceci de judicieux : « Dans la littérature la plus contemporaine, dans les œuvres les plus récentes – des pornographiques aux talentueuses – aucun auteur n’a encore enfreint ce rapport à la femme, universellement répandu, que définit [en 1903 le philosophe misogyne Otto] Weininger : la femme est un objet de culte, de convoitise, de respect, de mépris ou de dégoût, bête ou divinité, quelque chose lié au sexe, “absolument autre” que l’homme, du simple fait qu’elle est toujours objet» Faut-il ajouter que Zinaïda signait du pseudonyme masculin d’Anton Kraïni ?

Colonie pénitentiaire

Troquer son nom, c’est une chose que ne fera pas Nadejda Tolokonnikova, membre du groupe de rock russe Pussy Riot, qui a écopé de deux ans de colonie pénitentiaire en Mordovie pour avoir clamé son désir de liberté et son exigence d’égalité. On se souvient que le philosophe Slavoj Žižek lui écrivait en 2013 : « Il peut sembler que les gens ne vous suivent pas, mais secrètement ils vous croient, ils savent que vous dites la vérité ou, mieux encore, que vous défendez la vérité. » Dans l’argumentation brutale de la jeune Tolokonnikova qui numérote ses paragraphes pour marteler son discours radical, cela donne : « 192. A bitch is a female dog, a fool, and a feminist. N’essaie même pas de te lier avec une vraie bitch. » Ces Désirs de révolution (traduits par Paul Lequesne, Flammarion, 269 p., 18 €) portent moins la trace du nihilisme que de la juste révolte face à la condition faite aux citoyens sous le régime de Poutine, et à la condition faite aux femmes par l’homme sous tous les régimes politiques. « 176. Chaque fois que je vois une femme en talons, je suis saisie de compassion et j’ai envie de lui demander si elle ne veut pas que je la porte sur mes épaules. » 

Émancipation

Une icône militante apporte une clé d’analyse qui n’est pas toujours explicite. Angela Davis, la Black Panther amie de Jean Genet, l’a glissée dans un petit livre composite intitulé Sur la liberté : Petite anthologie de l’émancipation (traduit par Cithan Gunes, Julie Paquette et Amandine Gat, Aden, 143 p., 10 €) : « De nombreuses questions, comme les droits reproductifs, l’égalité des salaires, le harcèlement sexuel, etc. qui étaient historiquement considérées comme de stricts “problèmes de femmes”, dans les nouvelles conditions actuelles, devraient être reconnues comme les problèmes de la classe ouvrière. » C’est ouvrir grand le débat. Et, à ce stade, on est bien obligé de constater que le Festival d’Angoulême n’est pas l’instance idoine pour régler la question.

Éric Dussert