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Wittgenstein musicien

Dans ce recueil de textes, la philosophe Antonia Soulez éclaire quelques-uns des rapports que la pensée de Wittgenstein entretient avec la musique.
Antonia Soulez
Au fil du motif. Autour de Wittgenstein et la musique
Dans ce recueil de textes, la philosophe Antonia Soulez éclaire quelques-uns des rapports que la pensée de Wittgenstein entretient avec la musique.

Né dans un milieu et une famille où elle tenait une grande place (1), Ludwig Wittgenstein accordait à la musique une importance essentielle : dans son œuvre, les références musicales sont nombreuses, on sent que la musique fait intimement partie de sa vie. Outre les classiques, il appréciait les musiciens romantiques et postromantiques : Schubert, Mendelssohn, Bruckner, Brahms. On sait qu’il n’aimait pas Mahler ; quant aux compositeurs de sa génération (en particulier ceux de l’École de Vienne), il n’en a jamais rien dit.

Mais sa pensée allait plus loin que ses goûts. Antonia Soulez, dont le but est de « ressaisir des traits de correspondances formelles » entre musique et philosophie à un certain moment du XXe siècle, montre que les conceptions langagières de Wittgenstein rejoignent d’un certain point de vue les conceptions musicales d’un Schœnberg : selon elle, Wittgenstein, s’il reste attaché à la tonalité en musique, est « linguistiquement atonal ». De même que Schœnberg fait disparaître la polarité, le centre tonal d’une pièce musicale (c’est-à-dire la résolution sur une note, la tonique, autour de laquelle tout gravitait traditionnellement), de même Wittgenstein renonce à l’idée de noyau conceptuel en matière de langage (selon laquelle tous les jeux, par exemple, devraient partager une propriété commune, essentielle), au profit des « ressemblances de famille ».

Le principe de la variation en musique s’en trouve bouleversé : il n’y a pas selon Wittgenstein un thème identique à lui-même qui serait donné d’abord pour se développer ensuite à travers ses variations. S’il semble y avoir du même et de l’autre, ce n’est qu’une illusion, il n’y a qu’altération. La même chose pour la signification dans le langage : l’usage ne développe pas « comme une pelote que l’on dévide » quelque germe de sens préexistant. C’est une pensée anti-généalogique, congé est donné aux ancêtres !

Ce dernier point est l’un de ceux qui autorisent Antonia Soulez, à l’instar du philosophe Daniel Charles, à opérer un rapprochement entre Wittgenstein et John Cage, compositeur mais aussi philosophe de la musique. L’impératif de Cage selon lequel il faut « laisser les sons être eux-mêmes », sans leur impartir une finalité, fait penser au « laisser être le langage » de Wittgenstein. Tous deux s’opposent aux « solfèges » de toutes sortes : « ne pas plier le réel au modèle grammatical qu’on voudrait lui appliquer », dit Antonia Soulez. Le refus du vouloir-dire leur est commun, ainsi que le recours à l’indétermination, au hasard. Un certain pragmatisme aussi : le primat de la performance chez Cage, celui de l’énonciation (au détriment de l’énoncé) chez Wittgenstein. Seule les sépare leur attitude à l’égard de l’Institution : le caractère émancipateur de la rébellion de Cage est étranger à Wittgenstein.

Wittgenstein est l’homme de deux livres, éloignés dans le temps, à partir desquels on a fait naître un « premier » et un « second » Wittgenstein, les commentateurs se divisant sur la question de savoir si entre eux deux c’est la continuité ou la rupture qui l’emporte.

Le Tractatus logico-philosophicus contient une analogie qui met en jeu la musique. Pour Wittgenstein, les propositions du langage sont une image de la réalité, elles peuvent représenter les états de choses du monde à la condition de partager avec eux une même « forme logique ». Ce qui rend possible une telle projection du monde n’est, en revanche, pas représentable. Le disque ou la partition, entre autres, sont à l’œuvre musicale ce que le langage est au monde (2). L’œuvre n’est autre que la communauté de forme de ces diverses projections.

Les Recherches philosophiques comportent une affirmation qui a fait couler beaucoup d’encre : comprendre une phrase du langage, ce serait comme comprendre une phrase musicale (3). Une phrase musicale n’est pas susceptible d’être traduite, et il en irait ainsi d’une phrase du langage. Pour éclairer cette question difficile, Antonia Soulez renvoie aux développements que le philosophe Aaron Ridley lui a consacrés (4). En réalité, la compréhension, d’une phrase du langage comme d’une phrase musicale, joue simultanément sur deux registres. Il y a, dans quelque phrase que ce soit, un contenu « paraphrasable », c’est-à-dire qui peut être modifié tout en conservant sa signification : il ne s’agit pas seulement des propos du quotidien, c’est ce qui rend possible, notamment, la traduction en poésie. Et il y a d’autre part un élément qui ne peut être remplacé, même dans la phrase apparemment la plus banale : il n’y aurait pas moyen de vivre le langage si son usage était purement instrumental. Pour Ridley, adversaire de la thèse d’une « musique venue de Mars », autrement dit de l’autonomie absolue du musical, il en va de même pour la compréhension musicale. Bien sûr, un thème ne peut être mis à la place d’un autre, mais certains éléments peuvent voir leur signification préservée tout en se trouvant modifiés. Par exemple, si un morceau de musique cite un fragment de La Marseillaise, le sens que revêtira cet emprunt sera indépendant du fait qu’il soit confié au hautbois ou au violoncelle. Un contexte est forcément à l’œuvre. Tel est, selon les termes de Wittgenstein, « mon concept de l’acte de comprendre », considéré en ses deux aspects. Cette façon de voir permet d’échapper au prétendu caractère « ineffable » de la musique, dont la célébration dissimule parfois, selon Antonia Soulez, le refus de partager le sens des œuvres. Si la musique n’est pas de l’ordre de ce qu’on peut dire, elle sait se montrer en se faisant entendre.

La compréhension musicale pour Wittgenstein n’est pas détachable du geste qui la manifeste (chez l’auditeur comme chez l’exécutant). Il a parlé de « vivre intensément une mélodie », et écrit : « Pour moi, cette phrase musicale est un geste. Elle s’insinue elle-même dans ma vie. Je l’adopte comme mienne », ou encore : « La compréhension de la musique est chez l’homme une expression de la vie. »

C’est ainsi que, en plus des deux fonctions qu’on attribue en général à la musique dans l’œuvre de Wittgenstein (respectivement dans le Tractatus et les Recherches philosophiques), Antonia Soulez retient son rôle de paradigme dans la philosophie de ce qu’on appelle parfois les qualia, c’est-à-dire des qualités intrinsèques de l’expérience subjective. Là encore, par l’attention portée aux qualités proprement sonores de l’expérience musicale, la philosophie de Wittgenstein s’aventure plus loin que ses penchants personnels, et rejoint des préoccupations « contemporaines ».

Wittgenstein met en relief une dimension anthropologique de la musique. Il n’idéalise pas, ne naturalise pas l’harmonie tonale qui régit les œuvres qu’il aime. La musique (il faudrait parler de musiques, au pluriel), inséparable de la culture, n’est pas plus universelle que le langage, par exemple. Un individu étranger à une communauté au sein de laquelle il assiste à l’audition d’une pièce de Chopin pourra penser, dit Wittgenstein, qu’on lui cache quelque chose. Ainsi, tel motif n’est plus celui d’une œuvre déterminée, mais un trait musical collectif qu’on peut apparenter à l’une de ces « formes de vie » qui sont au cœur de sa seconde philosophie.

Wittgenstein a écrit que dans une petite phrase musicale se tenait tout un monde. Son désir le plus cher, il l’a exprimé, aurait été de composer une fois une telle phrase, une phrase qui aurait cristallisé sa vie. 

  1. Son frère, le pianiste Paul Wittgenstein, qui avait perdu un bras au cours de la Première Guerre mondiale, est le destinataire du Concerto pour la main gauche de Ravel. Ludwig, quant à lui, jouait de la clarinette.
  2. Tractatus logico-philosophicus, 4.014.
  3. Recherches philosophiques, § 527.
  4. Aaron Ridley, The Philosophy of Music, Edinburgh, 2004, chap. 1.
Thierry Laisney