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Zoran Musič : Ce que peut la peinture

 Zoran Musič, décédé à Venise en 2005, était né en 1909 à Gorizia, dans l’Empire austro-hongrois, au carrefour de quatre langues, dont l’une, l’allemand, le sauva à Dachau en 1943. De Dachau à Venise, un itinéraire au-delà de l’imaginable. Il fut donné pour titre, après la mort du peintre,  à deux expositions à La Pedrera de Gaudí à Barcelone. Une autre exposition, cette année-là, fut ouverte par une phrase de Musič : « Apprendre à regarder la mort comme un soleil. »

EXPOSITION

ZORAN MUSIC

Galerie Claude Bernard

7-9, rue des Beaux-Arts, Paris 6e

4 février - 20 mars 2010

Au catalogue un texte de Jean Clair

« Le soleil ni la mort »

Un catalogue de 100 p. illustré, 15 €

 Zoran Musič, décédé à Venise en 2005, était né en 1909 à Gorizia, dans l’Empire austro-hongrois, au carrefour de quatre langues, dont l’une, l’allemand, le sauva à Dachau en 1943. De Dachau à Venise, un itinéraire au-delà de l’imaginable. Il fut donné pour titre, après la mort du peintre,  à deux expositions à La Pedrera de Gaudí à Barcelone. Une autre exposition, cette année-là, fut ouverte par une phrase de Musič : « Apprendre à regarder la mort comme un soleil. »

Cet artiste est tenu aujourd’hui pour l’un des plus grands. Pour ses qualités de dessinateur allant à l’essentiel, son habileté dans la composition, sa science de la peinture – coloriste sachant faire ressortir le fondement des terres, des ocres, balayées d’une balafre de blancs, barrées de rehauts de crayon. Et aussi pour sa résonance avec notre temps. Il fut le témoin « précis » – c’était son mot – du plus grand forfait de La Barbarie ordinaire. Ce fut, en 2001, le titre d’un livre de Jean Clair publié chez Gallimard. Le sous-titre en était « Musič à Dachau » : un récit et un entretien, les deux également terrifiants et donnant aussi à considérer ce qu’il en est de la peinture.

L’exposition de la Galerie Claude Bernard est composée de portraits, de façades, d’églises de Venise. Des portes à demi ouvertes, des oculi, des traces de bleu, de beige, de blanc, à la suite de personnages fugitifs, à peine des silhouettes. Quant aux portraits ils font corps avec la matière sombre, relevée de blanc, ils sont cette matière et sa figure.

André Chastel, préfaçant une exposition sur le même thème dans la même galerie, écrivait en 1983 : « Il y a une phrase assez étonnante, quasiment proustienne, de Freud à propos des rêves (Freud savant médiocre et grand poète) : (…) les localités y sont souvent traitées comme des personnes. Pourquoi faut-il qu’elles me fassent précisément penser à une composition de Musič ? »

Les compositions de Musič à Venise sont peintes comme sur un rideau flottant qui cache, qui révèle la mort. Rien d’arrêté, des ouvertures, des passages d’architecture et de gens. Ainsi ce personnage né d’une large tache de blanc qui est comme abandonné au coin d’une vaste étendue d’ocre. Le titre du tableau est L’Atelier. Des ateliers, Musič s’est nourri.

Avant l’épreuve de Dachau, il y a eu pour lui, euphorique, la découverte et l’apprentissage d’une peinture qui allait dans le sens de ses intuitions de jeune artiste : « la peinture, je crois, ne devrait pas être une chose du visible ».

Il découvrira lors d’un séjour à Paris que la peinture « moderne » qui y fait florès n’est pas celle qui lui convient. C’est auparavant, à Madrid, qu’il avait trouvé, au Prado, les maîtres qui le nourriront.

Il est fasciné par Le Triomphe de la mort de Bruegel. Bruegel, Goya, puis Rembrandt constituent le champ de ses affinités. Et sa « famille ». Otto Dix, et les plus proches encore, Kokoschka et Schiele. « Une famille spirituelle » et qui en dépit de tant de corps élongés, voluptueux, répondrait au vœu profond de Musič : « La peinture est l’expression du dedans, pas du dehors (…). La peinture est l’expression de ce qu’on porte en soi, les yeux fermés. »

Les corps, de jeunes filles, de vieillards, de femmes en positions lascives, toutes de nerfs, de ventres lisses ou bombés, ne répondent pas aux règles de la raison française. Depuis Poussin, note Jean Clair, la beauté mesurée construit les corps comme des éléments d’architecture.

C’était un autre regard sur le corps que celui porté par Schiele et Kokoschka. Sur les os de la hanche un regard « précis ». À Dachau les corps sont métamorphosés. Pis, ils disparaissent : dans le mortier d’un mur en construction où les morts-vivants ont été ensevelis, laissant apparaître une main, un doigt. « Un cadavre n’a plus de chair. Les membres deviennent très importants, évidents. »

Que peut la peinture quand elle n’a devant elle qu’un chantier de débris ? Jean Clair pose la question, à Musič, à nous, à la peinture telle qu’elle prétend aujourd’hui à l’existence. Musič répond par le silence et par ses paysages, aussi précis que les « montagnes de cadavres ». Sur quoi règne le silence des passages, des maisons aux personnages, des oculi aux yeux, de Rembrandt à Musič, de l’artiste à l’atelier, de l’atelier au visage. Là où triomphe la mort, il peut appartenir à un homme, à un peintre, de tirer du charnier la figure d’un homme et à la peinture de « savoir parfois exposer la figure. »

À la fin de son texte du catalogue Jean Clair note : « La peinture de Musič, de Madrid à Dachau, à Venise a pu redonner un corps, une contenance, un visage, à une humanité qui avait perdu contenance et oublié la figure. »

Georges Raillard

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