A lire aussi

Architecte et somnambule

Au fil de notations parfois décousues mais souvent passionnantes, le pianiste autrichien Alfred Brendel (né en 1931) nous livre dans cet ouvrage les réflexions que son expérience d’interprète (de grand interprète) lui a inspirées.
Alfred Brendel
Réflexions faites
Au fil de notations parfois décousues mais souvent passionnantes, le pianiste autrichien Alfred Brendel (né en 1931) nous livre dans cet ouvrage les réflexions que son expérience d’interprète (de grand interprète) lui a inspirées.

La musique, on peut en parler de différentes manières. Brendel redoute les discours à tendance « psychologisante ». Il en donne un exemple caricatural quand il cite cette phrase trouvée dans un journal : « Quand mon regard surprend l’intérieur du genou d’une femme, j’ai l’impression d’entendre le premier mouvement de la Symphonie pastorale de Beethoven. » Plus que d’autres sans doute, les propos sur la musique se prêtent à « un flou extrême et un déluge de subjectivité qui n’ont d’intérêt pour personne ». Rien n’interdit pourtant l’analogie, et Brendel, par exemple, approuve un critique d’avoir surnommé « La Belle et la Bête » tel mouvement de sonate de Beethoven. Mais sa préférence va à un discours scientifique, analytique sur la musique (l’analyse étant à la simple description, toujours à craindre, ce que l’acuité est à la platitude). Dans ce livre, il y a ainsi de nombreux « exemples musicaux » (reproductions de fragments de partitions) et des considérations précieuses pour les pianistes (sur les subtilités de l’accentuation, ou encore sur l’usage de la pédale, etc.).

Arrêtons-nous sur les questions moins « techniques » qu’envisage Brendel. Et d’abord sur sa conception de l’interprétation. L’interprète a, selon lui, une triple mission : il doit être à la fois un « conservateur de musée », un « exécuteur testamentaire » et un « accoucheur ». La première fonction est nécessaire, pas suffisante. Il s’agit d’utiliser les éditions qui « transcrivent exactement le texte original (Urtext) même si ce texte ne représente parfois pour l’interprète qu’un matériau à l’état brut ». C’est l’aspect historique des choses, qui suppose aussi qu’on se familiarise avec « les habitudes de notation et les techniques d’exécution de l’époque ». 

Surtout, donc, ne pas se fier aveuglément aux éditions, mais examiner soi-même les sources en bibliothèque. C’est à cette condition que l’impératif de « jouer ce qui est écrit » revêtira un sens. Mais on ne peut pas se contenter de jouer ce qui est écrit. Pour Brendel, il est bon de se défier non seulement d’éventuelles fantaisies éditoriales, mais aussi du texte lui-même, dûment établi : « les utilisateurs ont trop souvent tendance à accorder au texte une autonomie qui ne lui revient pas ». Brendel ne veut pas entendre parler de « fidélité au texte ». La fidélité est un leurre, elle s’apparente trop à la « confiance dans la perfection de la lettre, confiance dans la capacité de l’œuvre à s’imposer d’elle-même pour peu que l’interprète ne lui inflige pas le poids de sa personnalité ». L’explication que l’auteur donne de son attitude est saisissante : « Les années que j’ai passées dans un pays tombé sous le joug du régime nazi m’ont rendu profondément méfiant envers toute foi aveugle. » Les indications qui figurent sur les manuscrits des compositeurs ne sont pas parole d’évangile : c’est à l’interprète de juger de leur adéquation à l’œuvre en question. Ainsi, certains signes d’expression de Chopin laissent Brendel « plus que sceptique », d’où son indulgence pour les libertés que se sont octroyées les interprètes et les éditeurs de ce compositeur. Par ailleurs, Brendel refuse cette autre soumission que serait l’observance d’une pulsation intangible : il préfère le « tempo psychologique » à la rigueur inflexible du métronome.

L’exécutant doit se doubler d’un exécuteur testamentaire, c’est-à-dire « être capable non seulement de projeter dans le présent la musique du passé, mais aussi de nous faire remonter le cours du temps et de faire resurgir l’aspect de nouveauté qu’avait l’œuvre à l’origine ». L’inter­prétation répondra enfin à « la mission magique de l’accoucheur » quand, semblant faire naître l’œuvre sous les doigts du musicien, elle aura reçu le coup de pouce du hasard. Pour réaliser cela, l’interprète ne peut compter que sur sa sensibilité propre : « Il est parfaitement irréaliste de penser qu’un interprète puisse mettre ses sentiments entre parenthèses et attendre que ceux du compositeur lui tombent du ciel. »

Tel est, selon Brendel, le paradoxe de l’interprète : « Il doit suivre à la lettre le compositeur et obéir à l’humeur du moment », rendre les œuvres vivantes sans leur faire violence, selon la belle recommandation de son maître, le pianiste Edwin Fischer. Il ne semble pas qu’on puisse attendre de lui ce que Diderot exigeait d’un comédien digne de ce nom : « Moi, je lui veux beaucoup de jugement ; il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille ; j’en exige, par conséquent, de la pénétration et nulle sensibilité (1). »

Brendel consacre, d’autre part, de très intéressants développements à Schubert, un musicien dont il a été l’un des plus grands serviteurs. Il cherche à expliquer la relative défaveur dont a longtemps souffert sa musique instrumentale (ses sonates pour piano en particulier). Certains facteurs ne concernent pas directement la création musicale : Schubert « ne ressemblait pas à l’image qu’on se fait du génie (2) », il ne fut pas un virtuose ni le fondateur d’une tradition d’interprétation. Et il y a d’autres paresses de l’esprit : le génie du lied étant considéré comme un miniaturiste, cela « semblait rendre impossible qu’il pût maîtriser de grandes formes ». On pensait aussi que les œuvres pour piano de Schubert n’étaient pas « pianistiques ». Mais le préjugé qui desservait le plus Schubert était que celui-ci aurait composé ses sonates en suivant, sans l’égaler, le modèle de Beethoven. Or, nous dit Brendel, « Si on recherche des qualités beethovéniennes dans les sonates de Schubert, elles sembleront pleines de défauts : dépourvues de forme, surchargées sur le plan dramatique, trop lyriques et surtout trop longues ». 

En une formule qu’on n’oublie pas, Brendel résume l’art des deux musiciens : « Beethoven composait comme un architecte, Schubert comme un somnambule. » Dans la musique de Beethoven, l’auditeur (et l’interprète avant lui) ne perd jamais le fil, alors que Schubert, grâce à l’allègement de la structure formelle, crée une musique « expansive, statique et imprévisible » qui nous transporte dans un rêve. Ce que l’auteur appelle le procédé de la condensation confère à la musique de Beethoven un caractère inéluctable qui n’appartient pas à celle de Schubert. Beethoven nous fait vivre des événements, Schubert des « épisodes mystérieusement reliés les uns aux autres », notamment en juxtaposant de manière audacieuse des tonalités très éloignées : « Schubert enjambe des abîmes harmoniques comme s’il y était contraint et avec la mystérieuse assurance des somnambules. » 

Ainsi faut-il se garder de juger la musique d’un compositeur à l’aune de critères qui lui sont extérieurs. Comme le rappelle Alfred Brendel, Liszt, qu’on voulut à toute force ramener au classicisme, a subi le même sort, alors que ce qui définit sa musique, c’est « l’inachevé, l’ébauche, le fragmentaire ».

  1. Diderot, Paradoxe sur le comédien, Flammarion, coll. « GF », 2005, p. 275.
  2. Pour Boris de Schloezer, le cas Schubert prouve que le génie créateur peut être dépourvu des racines intellectuelles ou humaines que nous lui associons en général. (Cf. QL n° 1 044, p. 27.)
Thierry Laisney