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Cinéma Italien, an 10

Article publié dans le n°1024 (16 oct. 2010) de Quinzaines

 Ettore Scola l’a affirmé, dans la grande salle du château-musée qui couronne la cité, en recevant le parchemin qui l’instaurait Citoyen d’Honneur de la Ville : « J’ai toujours pensé qu’Annecy était une ville où l’on aimerait s’installer pour travailler – et aussi pour n’y rien faire. » C’est à peu près ce qu’affirmaient à voix forte les nombreux milliers de manifestants – une poignée selon la préfecture –, réclamant, sous un soleil à faire bouillir le lac, le droit de travailler raisonnablement et de profiter le moment venu le plus longtemps possible du fare niente. Les ombres tutélaires (chacun a sa plaque dans la vieille ville) de François de Sales et de Claude de Vaugelas frémissaient devant une foule apparemment peu attirée par la vie dévote prônée par le premier et peu respectueuse, les pancartes l’attestaient, des règles syntaxiques codifiées par le second. Étroitesse de pensée et rigidité de langue n’étaient pas au programme du jour.

ANNECY CINÉMA ITALIEN 2010
28e ÉDITION
Bonlieu Scène nationale Annecy
28 septembre – 5 octobre 2010

 Ettore Scola l’a affirmé, dans la grande salle du château-musée qui couronne la cité, en recevant le parchemin qui l’instaurait Citoyen d’Honneur de la Ville : « J’ai toujours pensé qu’Annecy était une ville où l’on aimerait s’installer pour travailler – et aussi pour n’y rien faire. » C’est à peu près ce qu’affirmaient à voix forte les nombreux milliers de manifestants – une poignée selon la préfecture –, réclamant, sous un soleil à faire bouillir le lac, le droit de travailler raisonnablement et de profiter le moment venu le plus longtemps possible du fare niente. Les ombres tutélaires (chacun a sa plaque dans la vieille ville) de François de Sales et de Claude de Vaugelas frémissaient devant une foule apparemment peu attirée par la vie dévote prônée par le premier et peu respectueuse, les pancartes l’attestaient, des règles syntaxiques codifiées par le second. Étroitesse de pensée et rigidité de langue n’étaient pas au programme du jour.

La crise et ses lendemains sont aussi présents en Italie que de notre côté, et l’interminable représentation d’Il Cavaliere en comique toujours applaudi malgré la faiblesse de son numéro devrait être sensible, en terme d’images ou de discours, dans le cinéma transalpin. Pourtant, pas plus que chez son homologue français, l’air du temps ne résonne dans les films que nous avons pu voir quatre jours durant. Premiers ou seconds films (ceux de la compétition) ou films dus à des cinéastes confirmés, aucun d’entre eux n’est précisément contemporain et ne permettra, dans notre souvenir, de dater le millésime 2010, comme si les soubresauts sociaux n’étaient pas immédiatement enregistrables par le sismographe géant que constitue une cinématographie dans son ensemble. Ce qui n’a par ailleurs rien à voir avec la qualité des produits présentés : cette édition est une des plus satisfaisantes de ces dernières années, déjà mémorables, et c’est sur les doigts d’une demi-main que l’on peut compter les titres, sur la quinzaine de films nouveaux consommés, qui n’ont pas éveillé notre intérêt. Nous frappe seulement cette étrange impression que le temps social, celui de l’ici et du maintenant, restait à l’extérieur de la salle.

La vita e’ bella : pas de chômeurs, pas ou peu de drogués, pas de problèmes d’immigration, sinon à la marge (la communauté sri-lankaise d’Into paradiso, de Paola Randi, est parfaitement intégrée dans le tissu napolitain), pas de Mafia ou de politiciens véreux, excepté sur le mode caricatural (le même Into paradiso), pas de « génération 1 000 euros », celle des étudiants réduits aux boulots précaires, comme en 2009, un monde carcéral abordé sur le mode de la comédie (Dalla vita in poi, de Gianfrancesco Lazotti), les difficultés de l’enseignant renvoyées au milieu des années 50 dans un village des Pouilles (Il primo incarico, de Giorgia Cecere). Mais, en même temps, une façon extrêmement juste de construire et de résoudre un drame de famille (Diciotto anni doppo, d’Edoardo Leo, et ses frères ennemis contraints de relier Rome et Reggio de Calabre au volant d’une Morgan de collection), de nouer une relation père-fils asphyxiante avant de la briser violemment (Alza la testa, d’Alessandro Angiolini), ou de retrouver la joie de vagabonder des baladins (l’orchestre de pieds-nickelés dérivant d’un village à l’autre dans Basilicata coast to coast, de Rocco Papaleo, illuminé par les yeux de Giovanna Mezzogiorno). Comme si cet oubli du background politique, au sens large, était compensé par un approfondissement neuf de thèmes balisés : un père qui voit mourir son fils adolescent (Alza la testa, encore), on a déjà vu – mais le problème qui se pose à lui lorsqu’il découvre qui a hérité du cœur greffé de son enfant propose un chemin de traverse inconnu, que le grand Sergio Castellito arpente avec bonheur. De même, les films d’asile psychiatrique, cent fois visités : Ascanio Celestini (La pecora nera, Prix spécial) parvient, malgré ce handicap, à nous faire participer, comme à un spectacle inédit, au lent glissement vers la folie de son fragile héros, par la douceur de son approche et l’habileté avec laquelle il mêle images anciennes et déréliction présente.

Il y a des films qui naissent marqués, comme chez Roussel, d’une étoile au front, porteurs de la mention « Attention, auteur ». Le quattro volte, de Michelangelo Frammartino, est de ceux-là. Le film avait été salué, lors de la récente Quinzaine des réalisateurs de Cannes, pour son austérité et son refus des effets – pas de dialogues, simplement des bruits, pas d’acteurs repérables, des vrais gens, un chevrier, des charbonniers, saisis dans leur vérité. Certes. Mais il existe un refus des effets qui peut sembler un effet au carré – le syndrome de L’Île nue… Ici, excepté un plan-séquence où tout, organisation de l’espace (autour des déplacements d’un chien, qui aurait mérité un prix d’interprétation) et développement des situations, est réglé de manière splendide, le reste nous a semblé, quoique respectable en diable, peu passionnant pour qui ne s’intéresse pas à l’élevage des chèvres en temps réel, au dégorgeage des escargots et à la fabrication du charbon de bois. Mais la beauté plastique labelisée de ces Quatre visages a su toucher le jury, qui lui a décerné le Grand Prix – pourquoi pas ?

Comme à l’habitude, Jean A. Gili, délégué général, a complété la compétition par la programmation de quelques titres récents d’auteurs reconnus, tous cinéastes de bonne grandeur, même si leur renom de ce côté des Alpes demeure faible, tout autant que la probabilité de voir leurs films. Il n’empêche : il y avait dans ce lot au moins quatre œuvres de haut niveau. Si le Gorbaciof, de Stefano Incerti, est surtout intéressant par le jeu de Toni Servillo, comptable de prison mutique criblé de dettes de jeu et qui tombe en amour pour la fille d’un restaurateur chinois (tout cela finira mal), La prima bella cosa, de Paolo Virzi, joue remarquablement avec les diverses strates temporelles qui séparent les années 80 d’aujourd’hui. Fratrie éclatée, mère inconséquente mais passionnée, famille en rupture que la mort rassemble, rien de neuf – mais une richesse des caractères, une fluidité narrative et une interprétation sur le fil, Stefania Sandrelli et Valerio Mastandrea en tête, qui font de ce représentant de l’Italie aux Oscars une réussite capable d’unir grand public et amateurs exigeants. La scène finale, où mariage et mort vont de pair, avec ses quinze personnages tourbillonnants en lieu clos, est digne du Sautet de l’époque chorale ou du Scola de La Terrasse.

Faute de connaître le roman, on ne sait si Saverio Costanzo, adaptant La solitudine dei numeri primi, a été fidèle à Paolo Giordano. En tout cas, il s’agit d’une œuvre majeure, dont la complexité n’est jamais gênante, malgré la juxtaposition de trois époques (quatre avec l’épilogue) et le glissement de l’une à l’autre effectué sans chronologie ; ce n’est pas coquetterie de présenter de façon resnaisienne une simple histoire d’amour longtemps impossible, de la prime enfance à la trentaine, mais manière d’épaissir les personnages, de leur offrir peu à peu une dimension inoubliable. Le film s’ouvre sur un long cri d’enfant autiste et s’achève sur une crise de larmes : de l’un à l’autre, pas une scène, entre gamins implacables, ados tourmenteuses, adultes paumés, qui ne soit bâtie sur le malaise. On en sort éprouvé, mais heureux d’avoir désormais dans notre magasin intime un titre de ce calibre.

Giorgio Diritti a signé le Grand Prix 2006, Il vento fa su giro, toujours inédit ici et c’est pur scandale. Son L’uomo che verra a décroché le David de Donatello 2010 (le César italien) et c’est pure justice. Le passage du film de couple au film de genre (la guerre en 1943 dans les Apennins vue par une fillette muette) était dangereux, mais toute la puissance de son premier film est ici décuplée. Jamais on ne sent la reconstitution (le souvenir du dernier Lelouch nous fait encore frissonner), jamais la mise en parallèle de cette centaine de personnages ne perd de sa clarté, jamais la coexistence d’actrices aussi éblouissantes que Maya Sansa et Alba Rohrwacher et de non-professionnels ne détonne. Aucun héroïsme dans la description – les partisans sont minables mais plausibles, comme les Allemands massacreurs (les exécutions sont du même ordre insupportable que dans Katyn de Wajda). On ne peut pas croire qu’un tel film va subir la malédiction qui frappe ici le cinéma italien – 8 titres présentés en 2009. Prière de ne pas le rater dès qu’il aura franchi la frontière… 

Lucien Logette