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Echos de la casemate

Article publié dans le n°1062 (01 juin 2012) de Quinzaines

Le vent a beau souffler, les nuages s’épancher quotidiennement au-dessus de la Croisette, rien n’y fait : les badauds sont toujours aussi nombreux à stationner au long de la centaine de mètres de la voie sacrée qui longe le Palais des Festivals, tentant d’apercevoir une silhouette célèbre sortant d’une voiture officielle, les aficionados continuent d’occuper leurs pliants, dès 8 heures du matin, sur la langue de béton face aux marches, afin de photographier, dix ou onze heures plus tard, les vedettes grimpant vers l’Éden, les porteurs de smoking loué pour l’occasion persistent à quémander vainement une invitation pour la projection du soir, les touristes de tout poil s’obstinent à filmer le tapis rouge qui mène à la salle Debussy, réservée à la presse, en le prenant pour celui qui conduit au Grand Théâtre Lumière. Nul doute qu’un morceau de la moquette foulée par Brad Pitt atteindrait des enchères munchiennes à la salle municipale des ventes de la rue Jean-Jaurès. Rien ne change.

FESTIVAL INTERNATIONAL 

DU FILM DE CANNES

16 - 27 mai 2012

Le vent a beau souffler, les nuages s’épancher quotidiennement au-dessus de la Croisette, rien n’y fait : les badauds sont toujours aussi nombreux à stationner au long de la centaine de mètres de la voie sacrée qui longe le Palais des Festivals, tentant d’apercevoir une silhouette célèbre sortant d’une voiture officielle, les aficionados continuent d’occuper leurs pliants, dès 8 heures du matin, sur la langue de béton face aux marches, afin de photographier, dix ou onze heures plus tard, les vedettes grimpant vers l’Éden, les porteurs de smoking loué pour l’occasion persistent à quémander vainement une invitation pour la projection du soir, les touristes de tout poil s’obstinent à filmer le tapis rouge qui mène à la salle Debussy, réservée à la presse, en le prenant pour celui qui conduit au Grand Théâtre Lumière. Nul doute qu’un morceau de la moquette foulée par Brad Pitt atteindrait des enchères munchiennes à la salle municipale des ventes de la rue Jean-Jaurès. Rien ne change.

Par bonheur, il n’y a pas seulement les scories du spectacle, mais aussi le cinéma, le vrai, celui qui justifie la présence des quelques milliers d’accrédités, journalistes, marchands, techniciens, qui croisent incessamment leurs trajectoires dans ce qui est moins un bunker – on y pénètre facilement si l’on ne dissimule pas d’explosifs dans sa musette – qu’une fourmilière où chacun se hâte pour ne rien rater, dans un mouvement brownien qui ne se calme que lorsque la dernière image du dernier film quotidien s’efface.

À mi-chemin ou presque, la sélection officielle n’a pas encore tiré toutes ses fusées : à cette heure, ni Alain Resnais, ni Abbas Kiarostami, ni Ken Loach, ni David Cronenberg, pour s’en tenir aux noms les plus attendus, n’ont affronté l’épreuve de la présentation. Mais parmi les seize films de la compétition et de la section Un certain regard montrés à cette date, on compte déjà suffisamment d’images aptes à nourrir l’imaginaire du spectateur le plus blasé – au hasard : le ballet muet de Marion Cotillard et de l’orque dressé, séparés par la vitre de l’aquarium du Marineland d’Antibes (De rouille et d’os, Jacques Audiard) ; la marche cahotante de Theresa, Autrichienne obèse, sur le sable de la plage de Mombasa, confrontée aux galipettes des trois jeunes Kenyans bondissants qui la croisent en l’ignorant, superbe métaphore de l’épuisement du Vieux Monde (Paradis : Amour, Ulrich Seidl) ; le palais napolitain en ruine qui abrite la parentèle du poissonnier frappé par la folie télévisuelle (Reality, Matteo Garrone) ; le geste de Jean-Louis Trintignant caressant le visage éperdu d’Emmanuelle Riva, comme pour empêcher l’Alzheimer de progresser (Amour, Michael Haneke) ; la sauvageonne de 6 ans, héritière des secrets du bayou, arrêtant par son seul regard la ruée des mythiques aurochs (Beasts of the Southern Wild, Benh Zeitlin). Ajoutons-y, émotion rare en trois dimensions, Amala Shankar, 93 ans, ancienne gloire de la danse indienne, se découvrant, avec des petits cris étonnés, dans Kalpana, œuvre unique tournée par son époux Uday Shankar, qu’elle n’avait jamais revue depuis 1948. En quatre jours, les festivaliers de l’Ascension ont pu faire leur plein d’épiphanies.

Les chiffres d’entrées des deux premiers jours d’exploitation du film de Jacques Audiard laissent prévoir un succès de la taille de son précédent Un prophète. C’est justice, puisqu’il s’agit d’un grand et beau film, que les critiques qui décernent les lauriers (ou les mauvaises notes) quotidiens dans Le Film français ont couvert d’étoiles et même de quelques palmes dorées putatives. Une nouvelle vision n’a pas fait fondre totalement les quelques réticences qu’avait fait naître la première. Réticences minimes, qui ne remettent pas en cause la force du film, et qui tiennent à l’aspect résolument blindé du scénario : Audiard est un artisan sérieux, qui ne laisse rien au hasard et s’interdit tout flottement. Au point que chaque détail d’une situation, chaque élément de dialogue annoncent un développement de l’intrigue ; mis sur ses rails, le film cravache vers son dénouement, admirablement réglé, sans que jamais nous soyons surpris. Sans demander à Audiard d’être Jacques Rozier, on aimerait parfois un frémissement inattendu, une bouffée d’air imprévue. Toujours le problème de la trop belle mariée. Nonobstant, De rouille et d’os est un produit magistral, qui vous saisit dès la première image et ne vous lâche plus – même si on aurait souhaité quelques ralentis moins sanguinolents dans les combats de boxe à poings nus, effets galvaudés depuis Sam Peckinpah, et une fin moins moralement convenue qui voit triompher l’amour rédempteur. Nobody’s perfect. Mais Marion Cotillard, avec ou sans ses membres inférieurs, est désormais une grande actrice et Corinne Masiero démontre une fois de plus la nature exceptionnelle affirmée dans Louise Wimmer.

Deux films affichent le même mot « amour » dans leur titre, mais le développent de façon antithétique. Paradis : Liebe est dans la continuité de l’œuvre d’Ulrich Seidl, grattant très fort la société autrichienne là où ça fait mal. Héritier d’Otto Muehl et de l’actionnisme viennois, comme nous propose un ami lausannais ? Peut-être ; mais pas d’exhibitionnisme chez Seidl, ni de provocation, simplement une manière glacée de montrer une réalité terrifiante. L’amour, c’est ce que vient chercher son héroïne, lourde quinquagénaire fatiguée, dans un camp de vacances kenyan – qu’on la regarde encore une fois dans les yeux. Elle n’y découvre que du sexe tarifé, offert par les jeunes du lieu, qui trouvent dans leurs rôles d’escort-boys de quoi faire vivre leurs familles. Seidl ne nous épargne rien, poussant jusqu’à la limite extrême les situations crues les plus dérangeantes – la chair est triste, hélas, et il n’y a aucun livre dans le paysage. La fascination émise par le film laisse des traces qu’une seconde vision a encore accentuées.

Rien de tel dans l’amour parfait filé par les octogénaires fusionnels du film de Michael Haneke, Amour. Mais la fusion est à la merci du grain de sable, la micro-attaque cérébrale qui frappe Emmanuelle Riva et va la faire sombrer peu à peu dans l’incommunication. Il ne se passe rien ou presque, deux heures durant, dans le huis clos de l’appartement confortable d’où seront exclus un à un tous les intervenants importuns – sinon l’ouverture progressive du gouffre qui engloutira les deux amants et le combat majuscule de Trintignant contre l’inévitable. C’est jusqu’à présent et de loin le plus beau film présenté, un chef-d’œuvre d’une rare espèce qu’il ne convient pas de traiter en quelques paragraphes (sortie le 24 octobre).

Au-delà des collines, de Cristian Mungiu, Palme d’or 2007, a déclenché des pâmoisons d’un bord à l’autre de l’éventail de la presse (1). À rebours de l’opinion (presque) unanime, nous n’avons vu dans cette chronique d’une communauté religieuse orthodoxe touchée par le Mal (un amour saphique, horresco referens), qu’un monticule d’ennui, filmé à la roumaine, c’est-à-dire hors de toute ellipse narrative, entre épluchage des patates et patenôtres toujours recommencées. La chose dure 155 minutes, et, pour s’en tenir au sujet de la possession et de l’exorcisme, Jerzy Kawalerowicz ou Ken Russell ont signé des œuvres autrement plus convaincantes. Le cléricalisme, sous ses divers oripeaux planétaires, est aujourd’hui un sujet qui fait béer la critique – des fois que le succès obtenu par Des hommes et des dieux soit au rendez-vous. Plus que jamais, la recommandation voltairienne, « Écrasons l’in­fâme ! », demeure à l’ordre du jour, et, comme disait Benjamin Péret, Je ne mange pas de ce pain-là.

« Vous n’avez encore rien entendu » (You ain’t heard nothing yet) : c’est la phrase, la première du cinéma parlant, que prononçait en 1928 Al Jolson dans la dernière bobine du Chanteur de jazz, annonçant la fin d’une époque. Quatre-vingt-quatre ans plus tard, Resnais la reprend presque littéralement : Vous n’avez encore rien vu, promet-il. Est-ce le début d’une autre époque ? Affaire à suivre.

1. Retenons du chef de rubrique du Figaro, Éric Neuhoff, célèbre surtout pour détester tous les films qu’il voit, cette phrase qui devrait lui valoir le fauteuil vacant de Maurice Druon : « Ce n’est pas seulement un grand film, c’est également une œuvre d’art. »

Lucien Logette