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Garance

Article publié dans le n°1049 (16 nov. 2011) de Quinzaines

Garance n’est pas une enfant comme les autres. Ses parents témoignent dans ce livre sobre et touchant de l’épreuve et de la joie que c’est de vivre à ses côtés.
Garance n’est pas une enfant comme les autres. Ses parents témoignent dans ce livre sobre et touchant de l’épreuve et de la joie que c’est de vivre à ses côtés.

Garance souffre d’une affection assez malaisée à définir qu’on peut, par approximation, désigner sous le nom d’« autisme », ou sous l’appellation actuelle – et plus générale – de troubles envahissants du développement. Ce n’est que petit à petit que ses parents, confrontés à son retard, au silence des médecins souvent, ont dû se rendre à l’évidence.

Ils ne masquent pas les difficultés de la vie de Garance et de la leur : un dur combat avec de petites victoires. Il n’y a pas un jour sans crise. Le quotidien de Garance est fait d’exigences, de refus et de cris. Elle peut se mordre, se griffer, ou griffer ses proches. Ses parents se soucient de lui trouver un cadre scolaire adapté. Ils s’inquiètent pour l’avenir, pensent avec chagrin à ce que Garance ne connaîtra pas.

Il y a aussi des moments de bonheur et d’émotion intense. La gentillesse des uns et des autres. Garance « débusque les sentiments de solidarité », son charme lui vaut des amitiés profondes. Son petit frère devient son grand frère, il a cette intelligence du cœur qui lui fait changer les règles d’un jeu pour que sa sœur puisse y faire bonne figure.

Selon le pédopsychiatre américain Leo Kanner, qui, en 1943, l’a reconnu comme une pathologie spécifique, l’autisme présente deux caractéristiques essentielles : la solitude et l’immutabilité. Garance ne semble pas vivre coupée du monde. Elle n’est pas dépourvue du désir d’aller vers l’autre, elle est douée de séduction, de spontanéité. Mais Garance peut toucher les mains, les visages de ceux qui l’entourent sans leur porter un seul regard, les harceler de questions sans écouter leurs réponses. Ses parents perçoivent sa détresse : « Elle paraît attendre en vain le lien qui la rattacherait au monde, auquel elle semble interdite d’accès. » Ils font tout pour rompre son isolement. En tout cas, contrairement à d’autres enfants autistes, Garance ne semble pas redouter les marques d’affection ou d’amour.

Autre trait, l’immutabilité. Le moindre changement est ressenti par les autistes comme une terrible menace. Le psychanalyste Henri Rey-Flaud l’exprime en ces termes : « il est indispensable que les événements constitutifs de leur univers se reproduisent avec une identicité impeccable (1) ». Il ajoute que le « refus de la temporalité, indice de la mutabilité du monde, est un trait caractéristique de beaucoup d’enfants autistes (2) ». Un objet déplacé dans une maison ou un trajet différent suffisent à angoisser Garance. La « mêmeté » des choses et des expériences est un réconfort pour elle. Cette caractéristique s’accompagne d’une mémoire prodigieuse : Garance, cette « petite historienne du quotidien », est hypermnésique. Par exemple, « Garance se souvient des vêtements que les gens qu’elle aime portaient lorsqu’elle les a vus pour la dernière fois, même si plusieurs années se sont écoulées depuis ». 

On dit des autistes qu’ils n’ont pas accès au système représentatif. C’est ainsi que « Garance ne comprend pas les actes symboliques. Un cadeau ou une lettre n’ont de sens que si elle peut toucher, sentir ou voir la personne qui les lui a envoyés ». Cela n’interdira pas à Garance, comme à d’autres enfants restés « arrêtés au seuil du langage » (Rey-Flaud), de faire des progrès dans le symbolique : progrès de lecture, d’écriture, etc. Mais, pour Garance, les mots (de même que les lettres) ont une vie essentiellement autonome, séparée de la signification de la phrase où ils se trouvent. On songe aux « images verbales », expression par laquelle Sartre désignait ce que deviennent les mots entre les mains des poètes : « Le poète est hors du langage, il voit les mots à l’envers, comme s’il n’appartenait pas à la condition humaine et que, venant vers les hommes, il rencontrât d’abord la parole comme une barrière (3). » Ce n’est plus la signification, ou pas elle seule en tout cas, qui compte. Garance prend des mots pour d’autres à cause de leur ressemblance : l’« emploi du temps » se transforme en « poids du temps », Catherine Deneuve se confond avec le nombre quatre-vingt-neuf. Les mots « trouvent entre eux des affinités mystérieuses, établissent des correspondances magiques ». Il suffit parfois du déplacement d’une lettre pour que la poésie surgisse.

Garance a peu de capacité narrative, elle n’aime pas trop la fiction, le cinéma, l’opéra en tant que tel. Mais elle aime la musique. Si Garance ne joue pas d’un instrument, la musique joue un rôle très important dans sa vie. Le goût pour la musique est un trait caractéristique d’un grand nombre d’enfants autistes, « y compris chez ceux qui donnent à voir par ailleurs un enfermement psychique presque complet (4) ». Peut-être sont-ils particulièrement sensibles au pouvoir libérateur de la musique par rapport à la signification et à la représentation qui règnent sur nos vies. En marge de la communication, la musique est le monde où se sent le mieux Garance. « Écouter Haendel » est une demande impérieuse avant de s’endormir. Garance peut reprendre sans fin le même passage qui lui plaît ; Margaret Mahler a parlé de « mécanismes de maintien » à propos de telles pratiques répétitives stéréotypées. Comme ses compagnons d’infortune, Garance s’absorbe dans ses sensations, absorption manifestant le « démantèlement » du moi qu’a évoqué un auteur (Donald Meltzer) au sujet des autistes. 

Chez Garance, la répétition à satiété semble accentuer l’émotion musicale. Comme l’a remarqué le philosophe américain Peter Kivy, qui définit la musique pure comme « the fine art of repetition (5) », il y a bien plus qu’une affinité entre musique et répétition. Sans parler des reprises littérales qu’on observe en musique, le principe même de la répétition est au fondement de la composition musicale (on entend, par exemple, dans la seule exposition du 1er mouvement de la Cinquième Symphonie de Beethoven quelque quarante-cinq fois le motif « du destin »). Kivy en conclut que la musique et la littérature (où, selon lui, de telles répétitions n’auraient pas de sens) sont des arts antinomiques (anthetical arts).

D’autre part, la musique donne peut-être à entendre, comme le pense Pascal Quignard qui apparaît dans le livre, une voix d’avant le langage. Les parents de Garance se demandent si leur fille n’est pas « toujours demeurée à cet état d’enfance » ; peut-être la musique y est-elle demeurée avec elle. La musique peut être aussi « un petit abreuvoir pour ceux que le langage a désertés (6) ». Garance non plus n’établit pas de frontière entre les vivants et les morts (et pas davantage entre les êtres et les objets).

L’idée que la musique renverrait à un état d’avant le langage a été plus d’une fois avancée. Un auteur a vu dans le contenu de la musique la résurgence de la voix qu’entend l’infans avant de pouvoir comprendre un discours (7). Et pour prendre un exemple des plus récents, voici l’hypothèse de George Steiner dans son dernier livre : « Le discours parlé, on le conçoit, pour ne dire mot de l’écrit, est un phénomène secondaire. Peut-être ces deux formes incarnent-elles une désintégration de certaines totalités primordiales de la conscience psychosomatique qui sont encore à l’œuvre dans la musique (8). »

Rapportant cela, je ne pense pas m’être tellement éloigné de Garance, ni du livre lucide et amoureux de ses parents.

  1. Henri Rey-Flaud, L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage, Aubier, 2008, p. 34.
  2. Ibid., p. 374.
  3. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, coll. « Folio », 1985, p. 20.
  4. Henri Rey-Flaud, op. cit., p. 130.
  5. Peter Kivy, Introduction to a philosophy of music, Oxford, 2002, p. 154.
  6. Pascal Quignard, Tous les matins du monde, Gallimard, coll. « Folioplus classiques », 2010, p. 78.
  7. Jean-Paul Weber, La Psychologie de l’art, PUF, 1958.
  8. George Steiner, Poésie de la pensée, Gallimard, 2011, p. 22.
Thierry Laisney