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Prophétie et fanatisme

Article publié dans le n°1206 (15 déc. 2018) de Quinzaines

Dans « Carnaval noir », Metin Arditi embarque son lecteur dans une passionnante enquête sur un complot, une lettre pour laquelle on tue, une mystérieuse prophétie, vieille de cinq siècles, une dangereuse idéologie purificatrice, dont les adeptes n’hésitent pas à préparer une vague d’attentats sans précédent… Oscillant entre le XVIeet le XXIe siècle, ce récit au style enlevé nous précipite vers un inévitable questionnement : et si l’histoire bégayait jusqu’au point de non-retour ?
Metin Arditi
Carnaval noir
Dans « Carnaval noir », Metin Arditi embarque son lecteur dans une passionnante enquête sur un complot, une lettre pour laquelle on tue, une mystérieuse prophétie, vieille de cinq siècles, une dangereuse idéologie purificatrice, dont les adeptes n’hésitent pas à préparer une vague d’attentats sans précédent… Oscillant entre le XVIeet le XXIe siècle, ce récit au style enlevé nous précipite vers un inévitable questionnement : et si l’histoire bégayait jusqu’au point de non-retour ?

Né en 1945 à Ankara, Metin Arditi est un écrivain suisse francophone à la tête d’une œuvre fournie et diverse, au sein de laquelle figurent notamment Le Turquetto (Actes Sud, 2012, prix Jean-Giono), La Confrérie des moines volants (Grasset, 2013) ou L’Enfant qui mesurait le monde (Grasset, 2016, prix Méditerranée). En plus d’être chroniqueur – il tient la chronique du lundi en dernière page de La Croix –, Metin Arditi se révèle être un conteur exceptionnel qui, tel un orfèvre, construit méticuleusement les pièces du vaste puzzle (que constitue ce récit mettant en relation deux époques, la Renaissance vénitienne et la nôtre) et qui met en rapport la description d’un tableau représentant un Christ à douze doigts avec les tentatives faites pour déjouer l’attentat contre le pape, ce qui nécessite de retourner en 1575, de comprendre la signification de ce tableau et peut-être de le retrouver. Entre le mystère du Carnaval noir (période de quelques jours du carnaval de 1575, au cours de laquelle les membres de l’une des grandes confréries caritatives de la Venise du XVIe siècle – la Scuola Grande del San Sepolcro – ont été assassinés et où la toile la plus majestueuse de la confrérie, Les Noces de Cana, où apparaît un Christ surpuissant, bras tendus, a été volée), celui de la non-révolution copernicienne et le projet d’attentat contre le Pape apparaît un lien direct et logique, que l’on découvre au fil des pages.

Le 29 juin 2016, un double attentat doit avoir lieu : le premier à la basilique Saint-Pierre de Rome, le second dans la Casa Santa Marta. L’exécutant de ces attentats est la filière libyenne de Daech – le commanditaire étant un groupuscule d’extrême droite de la curie romaine, mené par le redoutable cardinal Fernandez-Diaz, qui craint la disparition d’une Europe blanche et chrétienne… Dans cette alliance contre-nature, chacun trouve son compte. C’est compter sans Donatella, une jeune doctorante retrouvée noyée et qui faisait sa thèse en histoire sur la Scuola Grande del San Sepolcro, et surtout sans Bénédict Hugues, professeur de latin médiéval à l’université de Genève, qui tombe sur une lettre écrite en décembre 1574 et laissant entendre que cette confrérie aurait pu faire l’objet d’un complot…

Une mystérieuse prophétie 

« Le roman par rapport à la chronique, c’est le match par rapport au penalty », a écrit l’infatigable chroniqueur et romancier Kamel Daoud – aphorisme qui pourrait pleinement définir non seulement l’atmosphère que Metin Arditi crée dans Carnaval noir, mais encore la dimension d’enquête journalistique qui colore l’ensemble du texte. Ce dernier se présente comme une chronique qui, sur une durée de six mois (de janvier à juillet 2016), voit se produire une série d’événements de prime abord énigmatiques, mais auxquels le déroulement complexe et sinueux de l’intrigue donne progressivement un sens. Incitative, l’écriture arditienne imprègne et inquiète, elle maintient le lecteur dans une haletante curiosité de parcourir le chapitre suivant – 94 courts chapitres constituant autant d’étapes d’une course-poursuite destinée à faire éclater la vérité.

À l’instar du chef-d’œuvre d’Umberto Eco, Le Nom de la rose (dans lequel un livre interdit par l’Église suscite toutes les convoitises et conduit à toutes les dérives), le récit de Metin Arditi met en scène la lettre de l’un des plus brillants juristes de l’Église du XVIe siècle, Guelfo Scanziani (qui apparaît également dans Le Turquetto), auteur d’une thèse portant sur la querelle des Investitures… et de plusieurs assassinats, une lettre pour laquelle on n’hésite pas à agresser voire à tuer celles et ceux qui s’y intéressent d’un peu trop près au goût du fanatique Bartolomeo San Benedetto. Ce dernier, souffrant de polydactylie (ce qui ferait de lui l’homme de la prophétie ?), est mandaté par la Fondazione dei pellegrini iberici (qui n’est pas sans rappeler une congrégation criminelle qui, cinq siècles auparavant, portait le même nom et avait la même devise) et, plus particulièrement, par le cardinal Alfonso Fernandez-Diaz (dont l’auteur brosse un portrait saisissant) pour mettre la main dessus et dissuader notamment Bénédict Hugues et Elisabetta Parravicini, professeure de latin à la Ca’ Foscari (université de Venise), de poursuivre leurs investigations.

Dans ce tourbillon narratif aux nombreux rebondissements, il est question de s’opposer à tout ce qui peut mettre l’Église en danger ou remettre en question les textes sacrés, comme le résume la formule suivante : Delendi sunt haeretici (« Il faut anéantir les hérétiques »), même s’il s’agit de perpétrer des attentats contre l’actuel pape (comme ce fut autrefois le cas de Grégoire XIII) ou contre ce qui est considéré comme les « dérives vaticanes », débordements orgiaques en tout genre qui salissent la pureté et la réputation de l’Église. Fondé sur l’idée de cyclicité de l’histoire, Carnaval noir nous rappelle que le fanatisme religieux est atemporel et qu’à l’instar des personnages de Metin Arditi il faut tout mettre en œuvre pour le déjouer, quel que soit son visage.

Franck Colotte