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Rêve et mémoire

Poèmes et dessins, dans cet échange, deviennent « miroirs », mais contrairement à celui que Stendhal disait « promen[er] sur une grande route », ceux de nos deux auteures sont humbles. Elles optent pour les sentes et sentiers. Le tain, manquant par endroits, empêche d’oublier les blessures : des signes à décrypter pour avancer.
Poèmes et dessins, dans cet échange, deviennent « miroirs », mais contrairement à celui que Stendhal disait « promen[er] sur une grande route », ceux de nos deux auteures sont humbles. Elles optent pour les sentes et sentiers. Le tain, manquant par endroits, empêche d’oublier les blessures : des signes à décrypter pour avancer.

Ce volume relié s’ouvre sur des pages au blanc pur à l’allure de carnet à dessins. Voici, alternés, 37 aquarelles (dont 6 en double page) et autant de poèmes. C’est une correspondance, au sens postal du terme, qui ne peut qu’interroger sur la correspondance, dans l’acception baudelairienne, entre deux arts. Une peintre et une poète s’écrivent, se lisent, se répondent, et s’adressent des suggestions. Elles cheminent côte à côte sur leur sentier, à travers forêt et campagne ouverte.

Dès le premier dessin, la piste aquatique s’impose : bas de feuille sans doute détrempé pour la diffusion de la couleur. Au centre, un nuage vert dégouline en filaments, à moins qu’il ne s’agisse d’une motte de terre à l’envers, avec ses touffes d’herbe. En bas à gauche, une tête de chien lape l’eau, celle de l’averse qui a lavé la feuille. En haut, un pied et une patte d’une personne et d’un animal hors cadre.

Le poème qui lui répond affiche la même disponibilité à ce qui peut advenir, ouvre aux surprises offertes par l’espace traversé :

Des portes flottent, j’enjambe lacs,
sur mes épaules le poids de l’eau,
à s’ébrouer longtemps.
Pierre après pierre je démonte
les toits dessus toutes les têtes,
je pile devant quelques comètes. 

Poèmes et dessins semblent ainsi lancés dans l’espace. Le dessin qui répond à ce poème, en fait de « comète », propose un cerf-volant qui semble quitter la feuille par le bas, comme l’on retourne (ou « chute » ?) vers l’enfance : le miroir de poche est aussi un « rétroviseur ».

L’axe est mobile dans la phrase. On part d’un point, on se déporte :

Si la pluie trop balaye les rues
Ce sera jour à traverser
Le fleuve, et deux îles […] 

On rattrape, on enjambe : on court avec les mots, qui sont un point d’appui, mais qui s’éloignent d’une syntaxe apprise, légèrement, pour aller vers un autre socle, éphémère lui aussi. Albane Gellé nous invite à la suivre, sans chercher à nous perdre : elle regarde et nous montre ce qu’elle voit. Or ce regard perçoit des passages d’animaux, des signes distincts dans le paysage, et c’est le trot, ou parfois le galop, comme doit les aimer la poète, à cheval souvent sur les mots qu’elle transforme, comme un enfant s’approprie une petite musique qu’il restituerait de mémoire en ne retenant que certains sons.

Charme : nous sommes captifs de cette ritournelle constituée d’éléments connus qui glissent vers autre chose, « pendant que loups » / « pendant que nous » ; la petite musique des contes rejoint le pronom personnel et le gagne par contiguïté.

Les peintures de Patricia Cartereau, elles aussi, inventent un paysage cousu de fil blanc : branches et branchages, chevreuil, chien, hirondelles, fougères, bois de cerf, os, pelotes, lichens et mousses, ronces… Cela qui pourrait nourrir le début d’un conte.

La narratrice endosse des identités successives (devient-elle animal à son tour, dans ce paysage qui invite à la métamorphose ?).

Je suis chevreuil, oiseau de juin
je suis nous sommes une guirlande
j’évite les pièges, est-ce que tu saignes. 

Elle s’échappe, renoue avec une forme de simplicité, d’évidence immédiate. Parfois, un itinéraire proposé va libérer les personnages : 

De bon matin lichen s’étend,
sans chien d’aveugle,
en promenade de coquillage,
guettant lever d’horizon clair une envolée. 

Pour réveiller la langue assoupie, un nom commun sans déterminant agit, trace le nouveau paysage maritime. Cet acte libre, ces « accrocs » dans la langue et la narration, deviennent tissu. La maille est large, elle s’ouvre au grand air, comme les hirondelles de Patricia Cartereau peuvent côtoyer, dans un ciel de racines, des silhouettes de personnages esquissées.

Les noms alignés livrent des sensations et la pensée spontanée qui les suit : 

À quelle distance
nos questions, chemins
vers un ou deux royaumes.

Cette forme de suggestion et d’incertitude, née de l’alternative non tranchée, éloigne le poème d’une forme arrêtée. Il court, danse. Sa capacité à recevoir ce qui advient est intacte.

La poète et la peintre avancent de concert : « nous / marchons en diagonale ». La forme de l’avancée légère et ininterrompue permet de se relever toujours, même si « [c]e qui arrive / nous renverse ». D’ailleurs si, tête en bas, des animaux (oiseaux en particulier) traversent les pages, l’appui est ensuite retrouvé. L’alternance des positions favorise le changement de point de vue et d’état :

N’importe quel jour :
nos cœurs battants. 

Dans une déclaration liminaire, Albane Gellé affirme son plaisir de « crapahuter dans les phrases », avec des mots qui sont « comme des petits cailloux qu’on peut tenir dans la main », avant de les lancer dans l’espace. Patricia Cartereau évoque sa quête de « traces » dans sa recherche de « motifs ». Ainsi, mots et motifs se répondent, et chacune des voyageuses fait avancer l’autre :

Je ferme les yeux, je répare, rien ne s’en va,
je m’adresse aux branches et aux nids de chenilles,
tu me réponds par des signes
que je comprends, je recommence à sentir
les odeurs
ici et même
un peu là-bas. 

Sur une double page, des branches-racines-épines mêlées, noires et roses, assument et confondent les possibilités diverses d’un jour (d’un instant). Les « accrocs » ne sont qu’une composante d’un tout vivant, vibrant, acceptant la blessure comme un processus naturel. Le dérapage léger de la phrase ou du sens (« nous filons / devant nos ombres ») porte ces défaillances qui seront source d’un nouveau mouvement « toujours en compagnie de tout, et de ce qui échappe ». Le pouvoir d’agir demeure : le rose récurrent, inhabituel pour une rivière, pour une ombre, répond à ces mots, « petits fils de nos pelotes », fils d’Ariane parmi les forêts.

Le lecteur suit cette danse légère, accepte les bonds, quelques griffures, et se laisse prendre par la main pour entrer dans la ronde. Le vocabulaire lui-même peut devenir support de la dissonance joyeuse :

Le mot clairière
et des bricoles. 

Tout un lexique vient nourrir la promesse : « on s’occupera des drames, / on prendra le temps de se dire au revoir / devant des maisons, / des bouquets de fougères ». Interpellés, nous rejoignons sans peine, en souriant, le cœur des poèmes pour éprouver un monde à notre mesure, en souffrance, mais où la joie naît lorsque nous faisons corps avec l’instant :

Serons-nous d’un quelconque secours
à quelqu’un, à quelque chose.
Asseyons-nous dans l’herbe,
les questions s’arrêtent. 

Adhésion simple et acceptation que le point d’interrogation disparaisse pour que les questions ne peuplent pas la forêt de réponses inaudibles ou muettes.

Isabelle Lévesque

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