Publier son livre : Editeurs d’hier et aujourd’hui

Quiconque pousse la porte d’une librairie indépendante aujourd’hui  est surpris par la vitalité des jeunes maisons d'édition dont les créations sont  partout visibles et souvent remarquables par la qualité de leurs réalisations graphiques et techniques, qui tranchent avec l’aspect standardisé  des productions traditionnelles de l’édition – exception faite des livres  de la NRF – qui semblent comme issues d’un seul et même moule.
Quiconque pousse la porte d’une librairie indépendante aujourd’hui  est surpris par la vitalité des jeunes maisons d'édition dont les créations sont  partout visibles et souvent remarquables par la qualité de leurs réalisations graphiques et techniques, qui tranchent avec l’aspect standardisé  des productions traditionnelles de l’édition – exception faite des livres  de la NRF – qui semblent comme issues d’un seul et même moule.

Cette vitalité date des années de l’après-1968, quand des hommes du livre, qui se sont révélés être de grand talent bien que néophytes à l’époque, se sont lancés dans l’aventure de l’édition contre le modèle dominant de l’industrie des lettres parisiennes – un Edmond Thomas chez Plein Chant, un Georges Monti au Temps qu’il fait, sans oublier Jean-Paul Louis chez Du Lérot, trois éditeurs installés à quelques encablures d’Angoulême, ce qui a conduit Livres Hebdo à parler de « filière charentaise ». Trois éditeurs qui ont eu en commun de vouloir fabriquer des livres autrement (le plus souvent sur beau papier, avec des cahiers non massicotés), d’aller faire redécouvrir de glorieux anciens oubliés, de proposer des travaux de référence ou d’érudition sur les lettres du XIXe siècle, sinon des inédits de Louis-Ferdinand Céline, ou bien même de donner des textes gaillards issus des XVIIe et XVIIIe siècles… Autrement dit, de rompre avec les manières de l’édition classique montant en pression dans ces années de crise économique, quand le nombre de nouveautés, de plus en plus sans lendemain, a explosé pour bondir de près de 20 000 à 25 000 titres encore à l’époque à plus de 70 000 aujourd’hui.

En marge de l'édition classique

Dans ces mêmes années 1970 ont été créées Le Castor astral ou bien Verdier, dans le même souci de donner des textes cocasses et souvent inventifs – on trouvera dans le catalogue du premier tous les oulipiens et autres farceurs de la fin du XXe siècle et même De la fellation dans la littérature, par exemple – ou au contraire, chez le très rigoureux Gérard Bobillier, la prose impeccable de Pierre Michon, qui s’affirmera bientôt – après, il est vrai, une parution première chez Gallimard du dernier chef-d’œuvre de langue française, Vies minuscules (1984) –, comme le plus grand écrivain français après Julien Gracq. Ne faut-il pas non plus rappeler les débuts d’Actes Sud (fondée en 1978) sous la coupe d’Hubert Nyssen, une maison qui allait, comme on le sait, miser sur la littérature étrangère et dont les succès, de plus en plus tonitruants, notamment avec le roman policier nordique, couplés à un très savant génie des montages financiers et autres partenariats judicieux, lui permettraient de grossir jusqu’à espérer même un temps réussir à chiper Flammarion au nez et à la barbe de la NRF ?

Toutes ces belles marques ne doivent pas faire oublier celle qui en a longtemps été le modèle, les éditions de Minuit, nées dans la clandestinité, durant la Seconde Guerre mondiale, parangon de vertu qui a été de tous les combats justes, contre l’oppression nazie, contre la guerre d’Algérie, pour finir par convaincre les responsables politiques d’adopter une mesure de protection des librairies de création en faisant adopter la loi sur le prix unique du livre (en 1981) : celle-ci a permis à tous les points de vente de se concurrencer sur d’autres bases que celle de la puissance de feu financière. Ces librairies sauvées, protégées dans leur indépendance, allaient être précisément les plus fervents soutiens de la jeune édition pendant ces années de tâtonnements et d’expérimentations. Et il faudrait des centaines de pages pour rendre un hommage appuyé à toutes les belles maisons de France et de Navarre, comme l’a fait Pierre Jourde dans un vibrant « Éloge de la petite édition » (dans Le Monde  diplomatique de janvier 2007) pour évoquer les belles réalisations de L’Aube, de L’Archange minotaure, sans oublier les éditions des Cendres ou les raffinées Cent Pages, maquettées par Philippe Millot, parmi des milliers d’autres, comme Zulma. Faut-il redire aussi ce qu’a été, pour beaucoup d’amateurs et encore aujourd’hui, Fata Morgana (fondée en 1966), une belle maison donnant sur papier vergé des volumes inédits de Blanchot ou de Michaux, de Ponge ou de Leiris, agrémentés parfois de somptueuses illustrations, et encore récemment une très belle réédition des Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon…

Cette petite édition a peu ou prou pu correspondre à une vision à l’ancienne de l’artisan, travaillant en secret à la confection d’objets de charme à destination de happy few. Non que ces maisons aient cherché par nature à limiter leurs ventes ou à entretenir le silence autour de leurs parutions, mais elles ont considéré de facto que leur métier était avant tout dans le compagnonnage des auteurs et la réalisation d’ouvrages de qualité ; et elles ont pris acte, en quelque sorte, des liens privilégiés de la grande presse avec la grande édition et des difficultés de la vente pour tous ceux qui ne sont pas diffusés par Hachette ou Éditis, qui ne peuvent pas se payer de publicité dans Le Monde ou Télérama et qui ne peuvent pas non plus compter sur le soutien promotionnel d’un Thierry Ardisson ou d’un Laurent Ruquier – encore que, bien souvent, comme Cheyne éditeur, par exemple, elles aient su à l’occasion organiser des festivals comme les Lectures sous l’arbre, qui ont été l’occasion de faire connaître les plus grands poètes vivants, lus parfois par de grands acteurs comme Denis Lavant ou Denis Podalydès. Mais force est d’admettre que ce genre d’initiative n’a été souvent couronné de succès qu’auprès de personnes déjà intégrées aux sphères de la culture et n’a peut-être touché qu’à la marge des publics plus larges…

D’autres maisons, comme Le Dilettante (lancé en 1984), ont misé sur la réédition d’anciens injustement oubliés, comme les Forton ou Gadenne et autres Calet ou Guérin, et ont obtenu de beaux succès par des volumes bariolés, inattendus, et n’ont pas même caché un goût certain pour les anges noirs de la littérature, tels A.D.G. ou Rebatet, sinon l’inclassable Marc-Édouard Nabe.

Des laboratoires d’innovation du livre

Une seule maison a vraiment su s’imposer par la révélation de jeunes auteurs – P.O.L., maison hélas orpheline depuis la tragique disparition de son fondateur en janvier 2018 –, mais il est vrai que cette dernière structure est tout à rebours née d’une séparation d’avec le groupe Hachette et a été en quelque sorte, dès le début (en 1983), conçue comme un laboratoire adossé ou rattaché à des maisons plus solides. Très jolie marque qui, non contente d’avoir été la dernière maison de Georges Perec, a su donner à lire des auteurs irremplaçables comme le précieux Édouard Levé. Aujourd’hui filiale de la NRF, P.O.L. est le pendant de L’Olivier pour Le Seuil ou d’autres maisons comme Verticales, L’Arbalète ou L’Arpenteur, sans oublier le défunt Promeneur de Patrick Mauriès, tandis qu’Actes Sud a maintenant fédéré autour d’Arles des labels comme ceux de Gaïa ou de Textuel. Cellules actives, innovantes, départements d’invention aux frais limités pour permettre de la souplesse à des structures à la fois légères dans leur fonctionnement et qui peuvent bénéficier d’une vraie force commerciale grâce au groupe auquel elles appartiennent. La fabrication de leurs livres est d’ailleurs souvent gérée par un back office, ce qui donne à leurs volumes l’aspect standardisé des productions de l’édition traditionnelle, souvent tirées sur rotatives (offset ou flexo graphie) et non cousues, ce qui signifie bien qu’elles ne sont pas faites pour durer.

« Écrire c’est vendre »

Très différentes, faut-il le dire, sont les maisons apparues ensuite, dont la plus emblématique est assurément la belle maison Allia (qui, bien que lancée en 1982, a vraiment pris de l’ampleur dans les années 1990). Dotées d’une maquette originale et sobre, proposant des livres roulés sur un offset ivoire de très bon goût, ces belles éditions, après des tâtonnements, ont réussi à imposer pour 6 € des volumes irréprochables, redonnant souvent à lire les textes « poil à gratter » du passé, dans un esprit qui n’est jamais très éloigné du situationnisme. En vrac, cette belle maison a rappelé ce que Diderot a pu écrire dans sa Lettre sur le commerce des livres ; elle a redonné les inscriptions de Scutenaire, le Sainte-Beuve contre la littérature industrielle, sans oublier des textes galants comme l’étonnante Confession sexuelle d’un anonyme russe. Tout cela parmi cent autres titres de grand intérêt de Casanova, de Melville, de Marx, de Benjamin ou d’Adorno. Des textes qui alimentent une culture atypique, contestataire, inventive, sans pareille. Et dont les succès sont en partie dus au grand soin technique apporté à la réalisation des volumes, qui sont très agréables en main.

Sont apparues, dans la foulée, des maisons comme Tristram (lancée en 1989), très douée elle aussi, donnant de nouvelles traductions remarquables des chefs-d’œuvre de Laurence Sterne ou de Mark Twain, conscientes encore que le soin de l’objet est devenu un élément clé de la réussite commerciale. Car, contrairement aux petites maisons de charme plus anciennes, comme Fata Morgana ou Plein Chant, ces nouvelles marques, généralement emmenées par des trentenaires, n’ont pas du tout décidé de faire de la figuration ou de publier pour happy few des textes rares. Ce sont des maisons commerciales qui ont pris au pied de la lettre le célèbre slogan moqueur de François Coupry : « Écrire c’est vendre. » Et qui ont décidé de l’appliquer. Elles ont d’abord pensé l’objet pour lui donner le plus de séduction possible, en jouant de la typographie comme Cent Pages, du papier, voire des encres d’impression, comme Attila, sinon des cartes de couverture, comme chez l’éditeur du Linguiste était presque parfait, Monsieur Toussaint Louverture. Elles ont ensuite nourri des liens forts avec les libraires, calibré la promotion sur les réseaux sociaux, su tisser des liens avec les journalistes les plus réceptifs à leur production. Et, surtout, leurs responsables sont parfois devenus de véritables animateurs culturels, comme Benoît Virot du Nouvel Attila, qui se démultiplie pour aller sans cesse, ici et là, à des rencontres ou à des ateliers pour faire connaître ses auteurs, son métier, son art du livre. Et n’est-ce pas la maison Attila, jadis codirigée par le même Benoît Virot avec Frédéric Martin, qui a réussi l’impensable en 2012 : vendre à plus de 10 000 exemplaires le fameux volume de Jacques Roubaud sur la ligne 29 des bus parisiens, quand Gallimard n’a jamais réussi à écouler plus de quelques centaines d’exemplaires des œuvres du même poète ?

Toutes ces jeunes maisons, peu ou prou, ont eu depuis leur succès, preuve de leur très grand professionnalisme. Comment ne pas penser ici au triomphe de Finitude (créée en 2002) avec En attendant Bojangles (2016), une très belle réussite liée certes au côté acidulé de ce premier livre qui fait penser à Boris Vian, mais lié aussi à la très grande débrouillardise de ses deux éditeurs, Emmanuelle et Thierry Boizet, qui ont eu l’excellente idée de confier le lancement du livre à une agence, Anne & Arnaud, qui a su tout gérer avec un grand talent, livre dont les premières enchères affolantes à l’étranger, avant même Francfort, ont été le signe, plusieurs mois avant la sortie, de ce que l’œuvre ferait événement ? La presse n’a fait que chroniquer le succès annoncé, transformant en phénomène ce qui était improbable ou inattendu.

Or, là aussi, il n’y a pas de hasard, les éditeurs de Finitude ont commencé par être libraires d’anciens : ce sont des connaisseurs dotés d’une très solide culture du livre, ils savent penser leurs objets, choisir un papier ou une typographie avec le plus grand soin, comme leurs amis David Vincent et Nicolas Étienne de L’Arbre vengeur (lancé en 2003) ou Dominique Bordes de Monsieur Toussaint Louverture (un label né l’année suivante). Les premiers ont eu l’excellente idée de publier, entre autres, le fameux Autofictif d’Éric Chevillard et ont pris tout le monde de court en republiant Mes amis d’Emmanuel Bove (relancé jadis grâce au Castor astral) au moment de sa chute dans le domaine public. Monsieur Toussaint Louverture est devenu pour ainsi dire un phénomène de société, tant il y a de passions autour de ses livres vendus à des milliers d’exemplaires, notamment du fameux Karoo de Steve Tesich ou du Dernier Stade de la soif de Frederick Exley.

Et, là encore, le succès vient d’un travail aux antipodes de ce que fait l’édition parisienne. Chez Dominique Bordes, très peu de titres par an sont publiés. Une équipe resserrée d’amis, de contributeurs, s’affaire autour de l’animateur, qui décide de tout. Des relectures des traductions peuvent s’enchaîner jusqu’à vingt fois afin de traquer la moindre bourde. Un lancement intelligent, avec teasing sur les réseaux sociaux, est opéré afin de surprendre sans cesse et de toucher de véritables fans qui ont l’impression d’appartenir comme à un club d’amateurs de littératures hors norme. Résultat : Dominique Bordes a été invité sur le plateau de « La grande librairie » (en janvier 2017) pour venir parler de ses nouveautés, de son métier, de son travail, avec la passion qui l’anime. On imagine mal qu’un animateur de télévision ait l’idée saugrenue d’inviter un membre de grande maison pour qu’il vienne nous parler de la façon dont il aura publié les mémoires d’une starlette ou d’un champion de judo…

C’est là la clé de tout : si la petite édition ne peut concurrencer les grandes maisons par la force commerciale, elle peut s’imposer par son ardeur, par son entrain, son engagement dans le travail, son sens de la perfection, son souci de la qualité, au-delà de ce que peuvent faire les équipes pourtant compétentes de Saint-Germain-des-Prés. (Faut-il le dire, il y a aussi, parmi les jeunes maisons, des marques débutantes de peu de créativité, mais ce ne sont pas elles qui émergent et savent faire parler d’elles ; les libraires et les bibliothécaires sont les mieux placés pour repérer toutes celles qui ont vocation à perdurer et à s’imposer, comme Marchialy, comme Le Bruit du temps, comme Le Sonneur ou Le Sillage, et comme tant d’autres…)

On comprend la jalousie nerveuse des grandes maisons qui, non sans raison, dénoncent parfois le snobisme qui entoure cette petite édition, il est vrai très en vogue dans les librairies de l’Est parisien. Il leur faut en tout cas comprendre que ces succès ne sont pas tombés du ciel. Car non seulement ces jeunes maisons donnent au public ce que souvent ces grandes structures ne proposent plus – textes inclassables, curiosa, fantaisies, écrits buissonniers… –, mais aussi et surtout ces jeunes éditeurs de talent sont à la croisée de plusieurs univers : le monde du livre, où ils se révèlent être d’excellents professionnels, réfléchis, et le domaine high-tech, en sachant parfaitement utiliser les médias et les réseaux d’aujourd’hui pour faire parler de leurs livres et donner envie à des milliers de personnes de les acheter et de les lire…

Que serait la culture contemporaine sans eux ? Que seraient nos bibliothèques sans les livres de Georges Darien relancés par Pauvert, les Emmanuel Bove de Cent Pages, les pavés de Gao Xingjian révélés par L’Aube, les textes sur la typographie de Jérôme Millon, les écrits historiques ou politiques de La Fabrique, les Paul Bowles de Quai Voltaire ou les nouvelles traductions de textes antiques chez Arléa, sans oublier les polars de Sonatine ou les polissonneries de La Musardine ? Qui pourrait se satisfaire d’une vie du livre qui se résumerait à attendre, chaque année, le nouvel Amélie Nothomb ? Les nouveaux tomes des auteurs maintsream, qui sentent la colle et les parfums d’arrière-boutique ? Résultat : nombre de jeunes auteurs aujourd’hui n’ont plus pour rêve d’intégrer le catalogue d’un Jean-Claude Lattès ou d’un Robert Laffont, sinon d’un Flammarion, mais d’être publiés dans l’une de ces très belles cellules hyperactives de l’édition, où ils n’auront pas l’impression d’être comme à l’usine, mais entourés d’une fine équipe dévouée qui fera souvent plus et mieux que les grands labels. À bon entendeur…

[Olivier Bessard-Banquy est professeur des universités en poste au sein du pôle des Métiers du livre de l’université de Bordeaux-Montaigne. Spécialiste des lettres et de l’édition contemporaines, il est l’auteur de nombreux travaux sur le livre, dont L’Industrie des lettres (Pocket, coll. « Agora », 2012) et La Fabrique du livre (PU de Bordeaux / Du Lérot, 2016) sur l’édition littéraire au XXe siècle, sans oublier Le Goût des livres (Mercure de France, 2016).]

Olivier Bessard-Banquy

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