Sur le même sujet

A lire aussi

Vérité de la musique

L’écrivain et musicologue d’origine russe Boris de Schloezer (1881-1969) est surtout connu pour un livre (1) dont le titre, Introduction à J.-S. Bach, ne dévoile pas le contenu. Celui-ci est à chercher dans son sous-titre : Essai d’esthétique musicale. Les chroniques ici réunies, qui datent presque toutes des années vingt et trente, en constituent, pour une part, le chantier.
Boris De Schloezer
Comprendre la musique. Contributions à La Nouvelle Revue Française et à La Revue musicale (1921-1956)
L’écrivain et musicologue d’origine russe Boris de Schloezer (1881-1969) est surtout connu pour un livre (1) dont le titre, Introduction à J.-S. Bach, ne dévoile pas le contenu. Celui-ci est à chercher dans son sous-titre : Essai d’esthétique musicale. Les chroniques ici réunies, qui datent presque toutes des années vingt et trente, en constituent, pour une part, le chantier.

L’idée maîtresse de Schloezer est que la musique possède une signification objective, au même titre que le langage. Simplement, le rapport entre forme et contenu est tout différent en musique de ce qu’il est dans le langage courant, où le sens d’une phrase est transcendant à la forme ; en musique, il lui est immanent. Quand on en vient à la littérature, le rapport de transcendance propre au langage s’affaiblit, pour s’effacer dans certains poèmes. Selon Schloezer, la musique apparaît donc comme « la limite idéale – au sens mathématique du terme – de la poésie ».

Mais si sa signification, par nature incontrôlable, ne peut être énoncée en termes rationnels, ce n’est pas pour autant que la musique ne veuille rien dire ou que son contenu soit vague. Le sens de telle ou telle mélodie, nous dit Schloezer, peut être aussi précis qu’une phrase du Discours de la méthode. En réalité, s’il nous est interdit de définir une musique, ce n’est pas parce que sa signification est trop générale, c’est au contraire parce qu’elle est trop concrète. Il en va d’une œuvre musicale comme d’un visage : on aura beau nous le décrire, la réalité d’un visage nous échappera tant que nous ne l’aurons pas vu ; de même, on pourra multiplier les épithètes, nous ne serons en présence du contenu d’une pièce musicale que lorsque nous l’entendrons. Dans un livre tout récent (2), un philosophe américain l’exprime à propos de l’Adagio pour cordes de Samuel Barber : « On peut bien qualifier la musique de mélancolique ou de réconfortante, de tels termes rendent difficilement justice à sa signification, qui (probablement) ne peut être saisie que par l’audition. » De la même façon, Barthes rêvait d’un discours sur la musique qui fût délivré du moindre adjectif.

La musique ne devient brouillard que lorsqu’on essaie de la traduire en mots ou en images. Boris de Schloezer résume tout cela en une formule particulièrement heureuse : « l’œuvre musicale n’est pas indéfinie : elle est indéfinissable ». En Proust il trouve un frère de pensée : « Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l’intelligence mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de signification. » Schloezer ne semble pas voir en revanche combien Schopenhauer, qui a d’ailleurs influencé Proust, est proche de lui sous ce rapport. Schloezer range Schopenhauer parmi les métaphysiciens qui attribuent un caractère général au contenu de la musique. Pourtant, on peut lire dans Le Monde comme volonté et comme représentation : « la généralité de la musique ne ressemble en rien à la généralité creuse de l’abstraction (…) elle s’allie à une précision et à une clarté absolues ». Plus loin : « la musique est pour nous à la fois parfaitement intelligible et tout à fait inexplicable ». Nous sommes ici tout près de la pensée de Schloezer (pour qui l’expression « musique abstraite » est une contradiction dans les termes), même si l’arrière-plan métaphysique de Schopenhauer (la musique exprime la chose en soi de chaque phénomène) lui est étranger.

Trop souvent, au lieu de saisir la musique par ce qui la constitue en propre, nous demeurons à sa périphérie. C’est ainsi que la genèse des œuvres – Schloezer y revient sans cesse – nous occupe exagérément. Comme toute création humaine, l’œuvre musicale est le produit d’une activité psychique particulière, mais elle est du point de vue esthétique totalement indépendante du milieu dont elle provient. L’exemple de Schubert montre mieux que tout autre, selon l’auteur, que le génie créateur peut être dépourvu des racines intellectuelles ou humaines que nous aurions tendance à lui associer. Schloezer s’accorde encore avec Proust pour voir dans le génie une « faculté spéciale d’objectivation », concept beaucoup plus éclairant que l’« inspiration divine », par exemple.

La genèse d’une œuvre ne nous apprend donc rien sur l’œuvre elle-même. Cette idée explique l’opinion – défavorable – que Schloezer a de l’opéra (« ce genre hybride et justement décrié ») et de toute musique « reposant » sur un texte. Pour lui, l’action et la musique « n’ont rien de commun ; elles (…) se nient mutuellement ». Certes, un musicien peut être inspiré par un poète, mais il procède à une transposition complète du texte grâce aux formes spécifiquement musicales dont il dispose. Un opéra n’est pas, comme on le dit souvent, une synthèse texte/musique, ce n’est que de la musique. Parlant des opéras de Mozart, Schloezer dit : « la musique ici a tout absorbé, tout digéré ». De nouveau, Schopenhauer n’est pas loin, pour qui « les paroles du chant et le libretto de l’opéra ne doivent jamais oublier leur subordination ». Dans Le Marteau sans maître de Boulez, le texte de Char a sans doute inspiré le compositeur, mais, pour Schloezer, cette opération purement subjective ne concerne pas l’auditeur.

Vouloir saisir une œuvre par les attitudes mentales qu’elle provoque serait également céder au subjectivisme. La position de Schloezer est comme l’adaptation à la musique de l’antipsychologisme que Frege (distinguant le sens, partageable, et les représentations, subjectives) prône en matière de langage. Proust opposait de même la réalité objective de la « petite phrase » de Vinteuil aux associations personnelles qu’elle pouvait éveiller chez Swann. Si la musique, nous dit Schloezer, se bornait à l’action qu’elle produit sur nous, elle ne se démarquerait pas essentiellement de l’opium. Or elle contient quelque chose d’indépendant de l’effet qu’elle exerce sur ses auditeurs.

Cette propriété de l’œuvre musicale permet à une interprétation d’être plus vraie qu’une autre. Schloezer se méfie des « interprètes », il leur préfère les « exécutants », en des termes trop radicaux : ceux qui jouent sont condamnés à être libres. Il le laisse entendre d’ailleurs lorsqu’il dit de la claveciniste Wanda Landowska qu’elle allie le respect scrupuleux du texte à une pénétration géniale de « tout ce qui dans une œuvre demeure toujours en marge des signes musicaux ». Il affirme encore qu’il lui est parfois impossible de démontrer sa conviction qu’une interprétation est « moins vraie » qu’une autre, ce qui contredit là aussi l’idée qu’un texte doive être purement et simplement « exécuté ». L’honnêteté est en tout cas le premier mérite d’un exécutant, et le succès des infidèles n’y change rien : « Quand, à force d’éloquence, un avocat parvient à faire acquitter un assassin, celui-ci n’en reste pas moins coupable. »

C’est encore le subjectivisme qui menace la critique musicale, et, plus généralement, tout discours sur la musique. Schloezer défend une critique scientifique et s’en prend à une critique « impressionniste », à dominante psychologique et littéraire. Selon lui, le critique idéal s’efforce d’écarter le facteur subjectif et ne croit pas à la maxime où se complaisent les esprits paresseux : De gustibus coloribusque non disputandum. La critique « littéraire » est illustrée, aux yeux de Schloezer, par Jankélévitch et ses « bavardages », ou encore par Pierre Jean Jouve et l’« admirable transposition de la musique en langage » que certains ont chimériquement célébrée chez lui. Le principal écueil d’un discours sur la musique ne réside pas, comme on le croit, dans la nature prétendument évanescente de cet art, mais dans la volonté illégitime de chercher dans les termes du langage un sens qui leur échappera nécessairement.

  1. Publié en 1947 et réédité en 2009 aux Presses universitaires de Rennes.
  2. Charles Taliaferro, Aesthetics, Oneworld, 2011, p. 85.
Thierry Laisney

Vous aimerez aussi