À bicyclette

Article publié dans le n°1110 (01 août 2014) de Quinzaines

Hervé Bougel
Tombeau pour Luis Ocana (La Table Ronde)
Olivier Haralambon
Le versant féroce de la joie (Alma)
L
e Tour de France, on le dit volontiers voué à la poésie épique. Dans ses brillantes et désinvoltes chroniques de L’Équipe (qui souvent pourrait se nommer L’Épique), Antoine B...

L
e Tour de France, on le dit volontiers voué à la poésie épique. Dans ses brillantes et désinvoltes chroniques de L’Équipe (qui souvent pourrait se nommer L’Épique), Antoine Blondin jouait avec cette vocation non sans s’en moquer, célébrant les héros, surtout les grimpeurs, leurs souffrances, leurs furoncles, leurs chutes, leurs victoires les bras levés (1). Son Achille, c’était Jacques Anquetil, grand seigneur et comme lui amateur de champagne. Mais le cyclisme peut nourrir aussi bien la poésie lyrique, si l’on veut donner voix à l’intériorité du coureur, athlète solitaire traversé de sensations venues de son corps aux veines surchargées ou des paysages dans lesquels il file, de la pluie, du soleil et du vent, mû par des rêves de gloire. Et c’est justement l’expérience intérieure du champion cycliste que ces deux livres mettent en mots. De deux champions: Luis Ocaña, qui remporta le Tour de France en 1973, rongé par la rivalité avec Eddy Merckx ; et Frank Vandenbroucke, alias Vdb, vainqueur de Paris-Nice et de Liège- Bastogne-Liège en 1999, dont la carrière ne tint pas ses promesses.

Le cyclisme est un matériau littéraire de choix: technique précise des vélos, adjuvants médicamenteux, douleur, ambition, drames et mesquineries, et la mort dramatique qui guette, pas seulement du fait des chutes dans les descentes de montagne: atteint d’un cancer, Ocaña se suicide par arme à feu, à moins de cinquante ans; pourri de drogues, Vdb meurt d’une embolie pulmonaire à trente-quatre ans.

D’où de beaux et très précis passages, qui s’échappent du peloton des dithyrambes ou des récits de vies souvent atroces. Ocaña : « J’écouterai en roulant le chant de la forêt des Landes. J’écouterai la voix de crécelle des pins maritimes, la voix de scie des chênes verts, la voix de gorge des chênes-liège, la voix de bise des chênes-tauzin. » Et : « Maillot jaune à épaulettes noires, orné de la silhouette d’un petit écureuil, de mon club de Mont-de-Marsan. Maillot de chez Fagor aux deux tons de bleu, torchon sanglant après ma chute dans le col d’Herrenberg, à mon premier Tour de France en 1969. »

Vdb : « Tapota consciencieusement – index bloqué sur le pouce puis brusquement déplié – tac-tac, sa seringue, passa le bras gauche entre ses jambes croisées, perça sa plus belle veine et s’injecta lentement le poison. » (Haralambon, avant de faire des études de philo qui l’amènent à citer Descartes un peu hors de propos, a été lui- même coureur : il sait de quoi il parle, ou s’est documenté). Ou bien, autrement technique : « Il pouvait reconnaître les yeux fermés le modèle ou la référence de chaque composant, le calibre des écrous des rayons, et la marque d’une jante à son profil ou à son anodisation, vernie ou légèrement grenue. » Jouissance des mots, de les choisir, de les lire.

L’écueil du lyrisme, épique ou intime, en l’occurrence, c’est l’excès, qui emporte parfois les deux auteurs. Mais l’excès va au cyclisme. À lire après la gueule de bois du Tour à la télé.

  1. Chroniques recueillies dans Tours de France : Chroniques intégrales de L’Équipe, 1954-1982 et Mes petits papiers, La Table Ronde, 2001 et 2006 (voir QL n° 927).
Pierre Pachet