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Article publié dans le n°1177 (16 juil. 2017) de Quinzaines

Le dernier ouvrage de l’académicien Dominique Fernandez est un monumental « roman florentin » se présentant comme les Mémoires fictifs d’Agnolo Bronzino, peintre florentin qualifié de « maniériste » par son confrère Giorgio Vasari. Fervent admirateur de l’Italie, l’auteur plonge son lecteur dans cette société du mystère, qui contourne la censure et qui atteint au sublime par la transgression.
Dominique Fernandez
La Société du mystère. Roman florentin
Le dernier ouvrage de l’académicien Dominique Fernandez est un monumental « roman florentin » se présentant comme les Mémoires fictifs d’Agnolo Bronzino, peintre florentin qualifié de « maniériste » par son confrère Giorgio Vasari. Fervent admirateur de l’Italie, l’auteur plonge son lecteur dans cette société du mystère, qui contourne la censure et qui atteint au sublime par la transgression.

Le dernier ouvrage-cathédrale de Dominique Fernandez, romancier à l’imagination débordante et militante, est une psychobiographie passionnante, touffue, intense et labyrinthique, qui met en scène le peintre Agnolo Bronzino (1503-1572) dans une Italie trépidante et codifiée. Un jeu littéraire tel que l’auteur les apprécie : « en furetant » à Borgo Ognissanti, le narrateur découvre, dans une « librairie de livres anciens spécialisée dans les ouvrages d’art ou relatifs aux artistes », une chronique ou un roman de plus de quatre siècles, qu’il acquiert pour la modique somme de 40 €. Cette « narration romancée », destinée entre autres à répondre aux malveillances et aux calomnies du premier historien de l’art italien et référence pour des siècles, Giorgio Vasari, le narrateur va la compléter, l’amender par des « précisions, des retouches, voire de brefs commentaires » à l’attention du lecteur de 2017. Il se fait ainsi le transcripteur et le réviseur (l’épurateur ?) « d’événements et d’idées qui occupaient le monde sous les pontificats lointains de Léon X, Clément VII, Paul III, Paul IV et Pie V ».

Les premières pages de cet ouvrage rare du XVIe siècle sont abruptes : « Jacopo m’a-t-il violé, à quatorze ou quinze ans, comme beaucoup de ses confrères le faisaient […] ? Je ne saurais ni l’affirmer ni le nier. » Né en 1503, Agnolo Bronzino est le fils adoptif et l’apprenti du peintre Jacopo da Pontormo (du nom du village où il est né, sis entre Florence et Pise), personnage mystérieux et blasphémateur. L’on découvre d’emblée le climat socioculturel de l’époque, les tensions entre le pouvoir des Médicis et le monde de la peinture, tiraillé entre pensées considérées comme hérétiques et amours interdites. La censure et le carcan de la pudeur font rage, poussant les créateurs à crypter, chiffrer, coder et contrefaire pour survivre artistiquement. Quarante-cinq ans après les événements qu’il se remémore, le narrateur tente de faire la part des choses quant à l’influence de Pontormo, ses croyances et ses opinions. 

Une galerie de portraits

Articulé en huit sections et subdivisé en 76 chapitres, le roman de Dominique Fernandez est une extraordinaire somme romanesque qui retrace, en fonction d’étapes importantes, les événements fondateurs de l’existence d’Agnolo Bronzino : celui-ci « parle de ses enfances auprès de son maître Jacopo Pontormo », « raconte ce qu’il pense devoir à Benvenuto Cellini » (orfèvre, sculpteur et écrivain : 1500-1571) ou encore « regarde passer un ange »… Fils d’un boucher actif à Monticelli, un faubourg de Florence, Bronzino, âgé de 13 ou 14 ans, est « placé » chez Jacopo da Pontormo (alors âgé de 22 ans), dont le credo est de « désobéir » : son esprit subversif le conduit à espérer que « quand l’Église n’aura plus le monopole des commandes et que nous serons libres de nos sujets, nous aurons autre chose à raconter que ces fables à dormir debout ». Cette phrase, programmatique autant que prophétique, résume non seulement le climat artistique de l’époque, mais constitue aussi l’un des enjeux essentiels du livre : à travers une biographie romancée se dessine une quête farouche d’émancipation artistique, qui tente de se soustraire à un assujettissement moral sclérosant.

L’érudition et la verve de l’auteur de Porporino ou les Mystères de Naples (Grasset, 1974) nous emportent dans un romanesque flamboyant. En plus du fond historique précis (la puissance de l’Église romaine, l’arrivée de l’Inquisition depuis l’Espagne, la rivalité entre Florence et Venise) et d’une galerie de portraits d’artistes mythiques – à commencer par Michel-Ange –, nous plongeons dans la vie intime de Bronzino et donc au cœur de la création. Nous assistons à l’élaboration de ses tableaux, aux codes qui en régissent le genre, mais aussi aux influences diverses qui président à leur création. C’est à une véritable balade dans l’art florentin que nous sommes invités. Grâce au roman, mais aussi à Internet, qui nous permet d’admirer les œuvres en simultané, nous découvrons de quelle manière, dans un univers ultra-formaté où l’Église a regard sur tout, les artistes, souvent hérétiques, glissent leurs pensées, leurs fantasmes, leur regard critique.

Le personnage de Benvenuto, qui « poursuit l’éducation artistique » du narrateur, est certainement l’un des plus fascinants au sein d’une galerie, haute en couleur, d’êtres de papier, que Dominique Fernandez – maître dans l’art du portrait – fait (re)vivre sous nos yeux avec une intensité confinant au documentaire littéraire. « Alerte, ouvert, disponible, impatient de découvrir des choses nouvelles et de me faire découvrir celles qu’il connaissait, comme s’il ne portait pas le plus cruel des deuils » : c’est en ces termes qu’il est décrit, au moment où il contribue à la formation artistique de Bronzino. Il est au demeurant connu pour ses mœurs sulfureuses, comme en témoigne notamment le chapitre XVIII.

Dans la même veine, Dominique Fernandez postule par ailleurs qu’un pacte confidentiel aurait été conclu entre les peintres florentins, habitués à dissimuler à la fois leur sexualité condamnée par l’Église et leurs audaces esthétiques, notamment dans la représentation de la nudité. Surveillés par le pouvoir politique, éventuellement soupçonnés d’hérésie, les créateurs n’ont d’autre solution, pour déjouer la censure, que de multiplier les messages cryptés et les images à double sens.

Dans La Société du mystère,l’auteur brosse d’inoubliables portraits d’artistes, notamment celui de Pontormo, personnage atrabilaire que seul Bronzino pouvait aisément approcher. Contraint de jouer au fou pour mieux imposer ses hardiesses esthétiques, il a sacrifié son bonheur au profit de son art. Quant à Bronzino, à l’instar de Léonard de Vinci, il est présenté comme un humaniste modèle, maître de la peinture religieuse et du portrait, mais aussi insolent poète. Son goût avéré pour l’écriture codée justifie qu’il ait pu être l’auteur d’un ouvrage révélant les secrets que Vasari avait soigneusement occultés.

En définitive, La Société du mystère montre de quelle manière trois générations de peintres – Pontormo, Bronzino et Alessandro Allori – ont inventé un style, où la sophistication, l’artificiel et l’étrange le disputent au naturel. Cette approche leur a permis de s’affranchir des limites de leur temps. Manifestement nostalgique d’une époque exceptionnellement créative, Dominique Fernandez nous exhorte, dans ce roman magistral, tant du point de vue du style que du contexte historique, à nous jouer des conventions actuelles.

Franck Colotte

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