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Michel Tournier dans la Pléiade

Saluons l’événement que constitue l’entrée de Michel Tournier dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Sous la direction d’Arlette Bouloumié, qui signe une éclatante introduction, le volume paraît un an après la mort de l’écrivain, qui avait lui-même fixé les œuvres figurant au sommaire (toutes issues de sa « première période »).
Michel Tournier
Romans suivis de Le Vent Paraclet
Saluons l’événement que constitue l’entrée de Michel Tournier dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Sous la direction d’Arlette Bouloumié, qui signe une éclatante introduction, le volume paraît un an après la mort de l’écrivain, qui avait lui-même fixé les œuvres figurant au sommaire (toutes issues de sa « première période »).

Cette arche musicale s’ouvre sur Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967), avant d’accueillir Le Roi des aulnes (prix Goncourt en 1970), Vendredi ou la Vie sauvage, Les Météores, et de se clore par Gaspard, Melchior et Balthazar et par Gilles et Jeanne. L’essai Le Vent Paraclet parachève le volume, riche en passages inédits. La progression semble aller de la réactualisation des grands mythes à l’exploration du christianisme. Celui qu’on a appelé le « plus allemand des écrivains français » s’est tenu à l’écart des révolutions formelles, impulsées par l’Oulipo ou le Nouveau Roman. Romancier spéculatif, venu de la philosophie à la fiction, germaniste, Michel Tournier a délivré des mondes mythiques à la croisée de la métaphysique et de la sensualité. On aurait tort de conclure à une veine conservatrice, dont témoignerait la relance de la forme romanesque, à l’heure où l’avant-garde littéraire la voue aux gémonies. Innervé par un lyrisme baroque, le classicisme de Tournier n’est qu’un trompe-l’œil : la nouveauté ne se loge pas ipso facto dans les œuvres qui bousculent la forme traditionnelle et qui s’adonnent au désœuvrement, aux vertiges formels. Rien d’étonnant à ce que Deleuze ait rédigé une postface à Vendredi ou les Limbes du Pacifique : les mondes de Tournier sont des mondes de signes, au même titre que la cathédrale proustienne ayant donné lieu à l’essai de Deleuze intitulé Proust et les signes.

La revisitation des grands mythes (ceux de Robinson, de l’ogre, de la gémellité, de l’androgynie…) permet à Tournier de produire une lecture de l’histoire au fil de récits initiatiques, de paraboles, qui plongent dans la gangue des instincts et les abîmes du mal. Si Tournier était photographe, il était avant tout généalogiste, géologue des pulsions, explorateur des univers de l’enfance, de la démesure des ténèbres, des excès du savoir. Portée par la puissance de la langue et par le lyrisme audacieux du style, son œuvre est démiurgique, au sens où elle génère des mondes innervés par la question du sacré.

Placé sous l’égide de Goethe, dont Franz Schubert mit le poème en musique, le mythe de l’ogre dans Le Roi des aulnes permet d’interroger, au travers de la figure d’Abel Tiffauges, l’histoire ogresse du IIIe Reich. Un réseau de résonances connecte Abel Tiffauges, l’« ogre de Kaltenborn », aux ogres nazis, Göring (« ogre de Rominten ») et Hitler (« ogre de Rastenburg »). Le patronyme Tiffauges renvoie au domaine de l’ogre Gilles de Rais, dont les déchirements entre la sainteté et l’abjection se voient mis en scène dans Gilles et Jeanne. Ayant suivi les cours de Claude Lévi-Strauss au musée de l’Homme, Tournier use du mythe comme d’un révélateur du contemporain : l’intemporalité des récits fondateurs expliquant l’origine des choses les dote d’une force de décryptage de l’actuel. Les rivages du conte ou de la fable (qui caractériseront son œuvre ultérieure, moins ambitieuse, d’une écriture plus économe : La Goutte d’or, Le Médianoche amoureux…) permettent de remonter à la nuit des temps, au chaos de la Genèse. Les êtres, sur lesquels l’écrivain-photographe se penche, sont habités par la démesure, la monstruosité, la quête d’un au-delà ou d’un en-deçà de l’humain ; ils sont pris dans un retour – forcé ou choisi – à la sauvagerie, à l’animalité (Robinson, Tiffauges, Gilles…). Mus par une quête mystique, Paul, Alexandre dans Les Météores, Abel Tiffauges, Gilles de Rais, se tiennent à l’écart des normes sociales.

L’art de Tournier provient de son tour de force : sonder les profondeurs du non-domestiqué à partir d’une architecture romanesque des plus complexes. Fasciné par Bach et notamment par L’Art de la fugue, il assied ses œuvres sur une architectonique savante, sur les principes formels d’une structure qui ne doit en rien laisser transparaître sa présence. Le Roi des aulnes est sous-tendu par le motif de la phorie (l’ogre se révélant porteur d’enfants, comme saint Christophe), qu’il décline en toutes ses variations (antiphorie, hyperphorie…), dans un art achevé du contrepoint. Irriguée par la déchéance et la rédemption, par l’inversion malin-bénin, maléfique-bénéfique, son œuvre interroge la dialectique de l’avilissement et du salut jusqu’au brouillage des différences entre pur et impur. L’ogre est un pharmakon, un être sacré, à la fois destructeur et sauveur. On n’a guère pris toute la mesure de l’audace de pensée (à mille lieues du politiquement correct actuel) qui amène Tournier à écrire que l’ogre est une fée : « C’est en ce sens à la fois absolu et limité qu’Abel Tiffauges, le héros du Roi des aulnes, est un ogre, c’est-à-dire une fée » (Le Vent Paraclet). L’ogre-minotaure est prédateur et sauveur, monstre et mage. L’ambivalence règne : les ogres Gilles de Rais et Abel Tiffauges sont à la fois des voleurs d’enfants, des adorateurs de chair fraîche, et des hommes-porteurs, des « hommes-mères », proches de saint Christophe. Grands tourmentés, solitaires – leur cannibalisme est un autocannibalisme –, Gilles et Tiffauges sont l’enfant qu’ils supplicient et dévorent, capables de monter à la transfiguration rédemptrice (Tiffauges sauvant de la mort Éphraïm, l’enfant juif).

Sa cosmologie est tissée de chants cosmiques, d’une traversée de l’ego jusqu’à la dissolution du moi. L’évanouissement du moi dans un plan cosmique qu’endurent Robinson et Paul ; le devenir-animal de Tiffauges ; le devenir-solaire, impersonnel, de Robinson ; la métamorphose météorique, stellaire, de Paul… sont autant de manières de sonder l’infrahumain et le suprahumain en l’homme ; de s’avancer dans des épreuves où l’être humain perd ses assises, ses frontières et jusqu’à son nom, où il se déleste de la socialisation, des normes qui ont concouru à son dressage. Les personnages de Tournier sont tentés par une sortie hors du règne du symbolique, par une régression – toutefois prospective – vers la matière et vers l’origine. Gilles, Jeanne, Paul, Tiffauges, Robinson, s’ouvrent à ce que Robert Musil appelait l’« autre état », un en-deçà de la séparation entre homme et animal, vie et mort, perdition et salut. Par le retour de l’esprit à la matière, celle-ci entre dans un processus de renaissance.

Ce sont des briseurs d’ordre, des damnés se cherchant une autre sexualité – solaire, panthéiste, gémellaire, non génitale –, des possédés ivres d’extases noires, engageant leur destin dans une lutte acharnée contre l’ordre, les lois, la société, Dieu, les hommes eux-mêmes. Ce qui, dans le chef de Robinson échoué sur son île, fascina Deleuze a pour nom son détachement progressif de la loi du Père, la volée en éclats de l’ordre symbolique. Comme dans Le Roi des aulnes ou Les Météores, le socle de la morale cède la place à une éthique de l’élémental. Si la robinsonnade est une perversion, une évaporation de la structure d’autrui, comme l’écrit Deleuze, c’est avant tout parce que Tournier livra le roman de Defoe à une première perversion qui en dynamitait l’arrière-plan métaphysique. 

Le territoire de l’humain se révélant trop étroit pour sa volonté d’illimité, Gilles de Rais transgresse les interdits fondateurs afin de provoquer le Transcendant. Une corrélation absolue noue le défi à Dieu et la jouissance dans le mal. Bâtissant un monde de la Chute et de la transfiguration, un univers irrigué par le sacré païen, la Bible et la philosophie, l’esthétique de Tournier est une esthétique alchimique, sœur de celle de Marguerite Yourcenar dans L’Œuvre au noir ou dans Mémoires d’Hadrien.

[Extrait]

« Ainsi étais-je amené par tâtonnements successifs à chercher mon salut dans la communion avec des éléments, étant devenu moi-même élémentaire. La terre de Speranza m’a apporté une première solution durable et viable, bien qu’imparfaite et non sans danger. Puis Vendredi est survenu et, tout en se prêtant apparemment à mon règne tellurique, il l’a miné de toutes les forces de son être. Pourtant il y avait une voie de salut, car si Vendredi répugnait absolument à la terre, il n’en était pas moins aussi élémentaire de naissance que je l’étais moi-même devenu par hasard. »

Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique, p. 160.

Véronique Bergen

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