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Badiou, Wagner et Adorno

Instruit en 1888 par Nietzsche, le « cas » Wagner n’a cessé d’être rouvert depuis par les philosophes, qui se sont confrontés au compositeur comme à « l’une de leurs obsessions musicales » : ce sont les termes d’Alain Badiou, qui se soumet à son tour à cette confrontation, inévitable selon lui.
Alain Badiou
Cinq leçons sur le "cas" Wagner
(Nous)
Instruit en 1888 par Nietzsche, le « cas » Wagner n’a cessé d’être rouvert depuis par les philosophes, qui se sont confrontés au compositeur comme à « l’une de leurs obsessions musicales » : ce sont les termes d’Alain Badiou, qui se soumet à son tour à cette confrontation, inévitable selon lui.

Le moment le plus fort de ce livre, issu d’interventions dans le cadre d’un séminaire de l’École normale supérieure, est sans doute celui où Badiou examine quelle place la Dialectique négative d’Adorno (1) (un ouvrage d’une lecture très difficile) peut – sans le dire – faire à la musique et à Wagner en particulier. Sans le dire, car Wagner n’apparaît pas une seule fois dans ce livre où d’ailleurs la musique n’a apparemment qu’un tout petit rôle. Pourtant, selon Badiou, si l’on veut comprendre l’importance de la musique pour Adorno, il est plus profitable d’étudier Dialectique négative que les essais sur la musique du même auteur, parmi lesquels figure Essai sur Wagner, écrit peu avant la Seconde Guerre mondiale (2).

Le projet de Dialectique négative, tel que nous le présente Alain Badiou, est de dépasser le rationalisme des Lumières en combinant et en transcendant la critique kantienne et la dialectique hégélienne. L’adversaire principal d’Adorno est le rôle joué par le principe d’identité dans le rationalisme occidental, dont le nazisme a porté à son comble la dimension meurtrière. C’est ce que la dialectique négative doit éliminer. Elle prône un penser de la différence, d’où une méfiance certaine à l’égard du concept. La philosophie de Dialectique négative, nous dit Badiou, est « celle qui pense ce qui est différent de la pensée ». Or, Auschwitz est une rupture « à partir de laquelle doit être mobilisé un mode de penser entièrement différent », ce qui y a été vécu ne peut être « préconfiguré par la pensée ». Quant au temps d’après-Auschwitz, c’est celui où il est désormais impossible d’affirmer la positivité de l’existence.

D’une manière profondément originale, Alain Badiou introduit la musique dans cette réflexion, nous mettant ainsi devant une quantité de questions très fertiles sur la musique et notre façon de la concevoir. Par exemple, il se demande si la musique peut exprimer la déréliction du temps présent, l’idée d’une musique consolatrice devant être abandonnée. Il y a, de fait, un lien incontestable entre Wagner et la déréliction. Une musique qui pourrait en quelque sorte être compatible avec le désastre devrait, selon Badiou, « ouvrir à une nouvelle évaluation de Wagner ». Le rapprochement entre Wagner et Auschwitz a forcément une résonance singulière. Mais l’antisémitisme – indéniable – de Wagner peut difficilement être attribué à son œuvre elle-même, qui, par ailleurs, est évidemment étrangère à sa « récupération » par les nazis. D’autre part, un impératif de la philosophie d’Adorno est d’exprimer le sentiment d’« attente vaine » (il n’y a pas de salut, pas de réconciliation finale), et seule la musique peut le faire selon lui. Or, nous dit Badiou, c’est bien Wagner qui a créé la musique de l’attente vaine (dans l’acte III de Tristan, notamment). Il est intéressant de relever que, dans son Essai sur Wagner, Adorno évoque en mauvaise part cette propriété : « Tandis que la musique de Wagner suscite sans cesse l’apparence, l’attente et l’exigence du nouveau, rien de nouveau au sens le plus strict ne se passe en elle (3). »

Deux questions semblent particulièrement fécondes pour les musiciens : celle de la résolution et celle de l’unité. Adorno s’en prend à l’idée mathématique selon laquelle la négation de la négation est une affirmation, proposition qui viole la négativité. La musique (avant Wagner) n’est-elle pas l’illustration de cette idée ? Le finale d’une œuvre classique est parfois présenté comme la résolution des moments plus tourmentés qui ont parcouru les mouvements précédents ; le « développement », dans la « forme-sonate », est le lieu de toutes les tensions (harmoniques, notamment) que la « réexposition », négation de la négation, va venir apaiser et résoudre ; le majeur apporte parfois le « happy end » que le mineur a longtemps retardé ; l’harmonie la plus élémentaire parle de dissonances « résolues » (on disait autrefois « sauvées »), etc. Y a-t-il place pour une autre musique, une musique qui, en accord avec la dialectique négative, échapperait à cette éternelle exigence de résolution ? Wagner n’a-t-il retardé la résolution que pour mieux l’affirmer ? Pour Badiou, non, car la résolution de l’attente (l’arrivée d’Isolde, par exemple) n’abolit pas l’« attente en soi ». Au plan harmonique, Adorno, dans son Essai sur Wagner, ne le croit pas non plus : l’émancipation de la dissonance chez Wagner est telle que « la tension devient principe total du fait précisément que l’on diffère à l’infini la négation de la négation », on ne peut donc se borner à soumettre les dissonances à la consonance qu’elles contredisent, celle-ci ne pouvant plus « les égaler qu’extérieurement » (4).

En plus de la question de la résolution, il y a celle de l’identité elle-même, qui se confond avec celle de l’unité. Si elle veut se conformer à la dialectique négative d’Adorno, la musique doit se soustraire à l’identité ; est-elle en mesure de le faire ? Pour un bon nombre de penseurs, comme Philippe Lacoue-Labarthe par exemple (5), la musique de Wagner, dont l’unification est le trait dominant, ne le peut pas en tout cas. De la même façon, Adorno dans son Essai impute à Wagner « cette dévaluation de l’élément individuel par rapport à la totalité qui exclut de véritables interactions dialectiques » (6). Badiou se demande quant à lui si la musique peut être « un programme pour la différence ». De manière assez proche, Barthes opposait au langage, qui est de l’ordre du général, la musique, qui est de l’ordre de la différence (7). Il faut, dit Badiou, dissocier la forme de l’idée d’unité. Traditionnellement, la forme en musique est toujours vue en termes d’unification : on se demande ce qui unifie les différents mouvements d’une même œuvre, on admire l’intégration thématique au sein d’un mouvement (le développement, par exemple, « exploite » le matériau de l’exposition), etc. L’essence de la forme pour Adorno est au contraire de défaire la forme. Or, pour Badiou, nul ne le réalise mieux que Wagner, chez qui la forme ne consiste pas à imposer l’Un à un matériau donné mais réside « dans le processus même de la transformation formelle ». On a reproché à la « mélodie infinie » de Wagner d’imposer des identités, notamment par le moyen des leitmotive, qui renvoient à une idée ou à un personnage déterminé ; selon Badiou, défenseur de Wagner, la ligne mélodique du compositeur est beaucoup plus transformatrice qu’identitaire.

L’application qu’Alain Badiou fait du livre d’un prédécesseur à un domaine que celui-ci n’avait pas explicitement envisagé devrait faire date. Même si cette interrogation est vaine, on ne peut s’empêcher de se demander ce qu’Adorno aurait pensé de la thèse selon laquelle sa philosophie dessinerait « la possibilité d’un Wagner ramené à une cause absente ».

1. Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Payot, 1978 (le texte original date de 1966).
2. Theodor W. Adorno, Essai sur Wagner, Gallimard, 1966.
3. Ibid., p. 50.
4. Ibid., p. 85.
5. Cf. Musica ficta, Christian Bourgois, 1991.
6. Op. cit., p. 63.
7. « La musique, la voix, la langue », in L’Obvie et l’Obtus, Seuil, 1982.

Thierry Laisney

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