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Cannes, première

Article publié dans le n°1105 (16 mai 2014) de Quinzaines

La Croisette a donc sorti ses tapis, les photographes amateurs se sont installés pour bivouaquer dans l’axe du grand escalier afin de ne rien rater de ce qui se passera sur ses marches entre 9 et 22 h, la totalité du cinéma français et la moitié du cinéma mondial (celle qui compte, les vendeurs et les acheteurs) vont se croiser dix jours durant dans un grand mouvement brownien de mouches affolées. À chaque fois, malgré l’habitude, on demeure surpris devant la sur-agitation – l’énergie frénétiquement déployée, de façon diurne et nocturne, par les dizaines de milliers de participants du festival, alimenterait une ville moyenne pendant quelques mois. Cannes est à la fois le meilleur endroit (on y voit des films qu’on ne verra pas ailleurs) et le pire (la tension qui y règne constamment fausse l’accueil des films). Pas question pour autant d’y échapper. C’est ainsi.

67e FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM DE CANNES
Du 14 au 25 mai 2014

La Croisette a donc sorti ses tapis, les photographes amateurs se sont installés pour bivouaquer dans l’axe du grand escalier afin de ne rien rater de ce qui se passera sur ses marches entre 9 et 22 h, la totalité du cinéma français et la moitié du cinéma mondial (celle qui compte, les vendeurs et les acheteurs) vont se croiser dix jours durant dans un grand mouvement brownien de mouches affolées. À chaque fois, malgré l’habitude, on demeure surpris devant la sur-agitation – l’énergie frénétiquement déployée, de façon diurne et nocturne, par les dizaines de milliers de participants du festival, alimenterait une ville moyenne pendant quelques mois. Cannes est à la fois le meilleur endroit (on y voit des films qu’on ne verra pas ailleurs) et le pire (la tension qui y règne constamment fausse l’accueil des films). Pas question pour autant d’y échapper. C’est ainsi.

Mais avant de gloser sur le cru 2014, il convient de rappeler que d’autres lieux, pendant la même période, persistent à afficher des activités louables. Ainsi, la Cinémathèque française offre en parallèle deux rétrospectives, l’une consacrée à Yasujiro Ozu (trente-huit titres pour vérifier qu’il demeure un grand parmi les plus grands), l’autre à Jean Epstein – tous ses films muets et quelques raretés parlantes (1) -, de quoi occuper plaisamment les amateurs parisiens jusqu’au 26 mai. Et sur l’autre rive, le musée d’Orsay, dans le cadre de son exposition Van Gogh/Artaud. Le suicidé de la société, présente un cycle de projections célébrant le peintre et le poète.

Le programme autour de Van Gogh permettra de revoir, à partir du 16 mai, les quelques longs métrages signés Pialat, Minnelli et Altman, tous films de haute tenue mais pas vraiment rares, à l’exception de Théo et Vincent, du dernier cité. En revanche, la sélection illustrant Artaud acteur de cinéma contient, outre les archi-célèbres La Coquille et le Clergyman et Le Procès de Jeanne d’Arc, quelques œuvres pas souvent sorties des placards, comme Fait divers (les débuts d’Autant-Lara en 1923), Napoléon Bonaparte (version parlante remontée par Abel Gance en 1935), Verdun, visions d’histoire (Léon Poirier, version muette de 1928) et surtout Mathusalem, sept minutes de sketches tournés par Jean Painlevé en 1926 pour servir d’intermèdes scéniques à la pièce d’Ivan Goll. Les rapports entre le poète et l’écran furent chaotiques, il crut longtemps pouvoir y faire carrière, mais la vingtaine de films tournés entre 1923 et 1935 ne lui offrit que des seconds rôles – qu’il anima d’ailleurs de façon inoubliable, comme ce cycle permettra de le vérifier.

Revenons à Cannes, puisque c’est là que se fabrique l’actualité du semestre à venir. Quelques bribes en sont proposées presque immédiatement dans les salles : si Grace de Monaco, d’Olivier Dahan, est surtout destiné aux inconditionnels de Nicole Kidman, s’il y en a, ou de Grace Kelly, s’il en reste (2), le film de Mathieu Amalric La Chambre bleue mérite un détour. D’abord parce qu’il s’agit d’une adaptation d’un roman de Simenon et qu’il faut respecter la règle d’or – tous ses romans doivent être (re)lus et toutes ses adaptations vues. Entre cinéma et télévision, des centaines de films ont été réalisés, depuis les titres les plus anciens (Le Chien jaune, 1931) jusqu’à son dernier (Les Innocents, 1972) ; qu’ils aient été transposés, recomposés, trahis, détournés, réécrits ou fidèlement traités, il subsiste toujours quelque chose de l’original dans le produit fini, résultat d’autant plus étonnant que rien ne semble plus plat que l’écriture du romancier et plus dépourvu de rebondissements que ses intrigues. Comme si cette ligne claire du style et de la narration résistait à toutes les cuisines.

Il est encore trop tôt pour affirmer que cette version d’un roman tardif s’inscrit parmi les sommets atteints par Duvivier (Panique), Autant-Lara (En cas de malheur), Decoin (La Vérité sur Bébé Donge), Grangier (Le Sang à la tête) ou Chabrol (Betty), mais Amalric a joué le jeu franchement, sans effets auteuristes, raclant le livre jusqu’à l’os – soixante-quinze minutes, génériques compris, une performance. Cette approche modeste et attentive, sans respect inutile, se traduit par un film très simenonien dans sa restitution de la province charentaise et des comportements médiocres de ses héros – accentuée par le physique de l’acteur réalisateur, qui pourrait incarner tous les « hommes quelconques » de l’auteur, du touriste de bananes au voyageur de la Toussaint. On est loin de la flamboyance de Tournée (2010), beaucoup plus près de sa remarquable adaptation de Daniele del Giudice (Le Stade de Wimbledon, 2001), et, de toute façon, en terrain fréquentable.

Faute d’avoir vu Deux jours, une nuit, nous ne pouvons que faire confiance aux frères Dardenne, eu égard à la constance de leur inspiration et à la qualité de leur regard sur les gens de peu. Pas seulement en raison de leurs deux palmes d’or, mais en souvenir ému de La Promesse, qui, il y aura bientôt vingt ans, nous les fit découvrir ici, à la Quinzaine des réalisateurs – s’ils ont depuis parfois fait aussi bien, ils n’ont jamais fait mieux.

Quant à Maps to the Stars, de David Cronenberg, nous pouvons le prescrire sans crainte d’être lapidé. Depuis trente-cinq ans, celui-ci nous promène dans un univers qui n’appartient qu’à lui et que l’on a exploré successivement avec répulsion (la période Scanners et Videodrome), effroi (Faux-semblants, Crash), inquiétude (Spider), vague ennui (A Dangerous Method) et incertitude (Cosmopolis). Le jeu de massacre contre le petit monde hollywoodien auquel il nous convie aujourd’hui est dépourvu (enfin, presque) de la violence physique peu soutenable de certains de ses titres récents (Les Promesses de l’ombre), mais la violence psychologique qu’il y dévoile est du même ordre de grandeur : relations cyniques des couples, folie ou noirceur des personnages (le préadolescent pervers, vedette d’une série télé, est un monstre sans guère d’équivalent, sinon le fils assassin de We Need to Talk about Kevin de Lynne Ramsay), dérèglement d’un système en forme de machine célibataire hors contrôle. Cronenberg s’appuie sur une cohorte d’acteurs impeccables (Julianne Moore, toujours éblouissante, John Cusack, Robert Pattinson) (3) qui rendent supportable ce tableau désespérant.

Pour le reste – tous les films de la compétition qui ne sortent pas dans la foulée –, le devoir de réserve nous contraint au silence jusqu’à leur présentation. Disons simplement que tout ce que nous avons vu est de qualité, ce qui n’est pas étonnant de la part de cinéastes aussi capés qu’Atom Egoyan (Captives), Andrei Zvyaguintsev (Leviathan) ou, avec quelques bémols, les Français choisis, Olivier Assayas (Sils Maria), Michel Hazavicinius (The Search) ou Bertrand Bonello (Saint-Laurent).

La surprise viendra du côté de réalisateurs moins brevetés, Bennett Miller (Foxcatcher), Abderrahmane Sissako (Timbuktu) et Alice Rohrwacher (Le meraviglie), qui, chacun et sur des terrains totalement opposés (le milieu de la lutte gréco-romaine chez Miller, les Touareg confrontés à Aqmi chez Sissako, une famille d’apiculteurs entraînés dans le mirage berlusconien de la télé chez Rohrwacher) réussissent leur tentative. Sans oublier le film de Nuri Bilge Ceylan, Winter Sleep : un village troglodytique de Cappadoce, sous la neige, et quelques personnages échangeant longuement en champs-contrechamps, il y aurait de quoi fuir à l’autre bout de la Croisette. En réalité, 196 minutes de pur bonheur, assurément ce que le réalisateur turc, qui nous avait pourtant déjà hissés à des hauteurs notables (Uzak, Les Climats), a signé de plus beau. Le cinéma classique post-bergmanien a décidément de magnifiques restes.

Une dernière constatation, qui demandera examen et développement futurs : l’allongement régulier de la durée des films. Parmi les dix-huit films en compétition, quatorze dépassent les cent dix minutes, et neuf les deux heures. Tant mieux lorsque c’est nécessaire – Winter Sleep nous paraît encore trop court. Mais c’est souvent l’impression de remplissage qui prévaut et on rêve de cinéastes moins respectueux de leurs propres scénarios. Les éditeurs imposent des retouches aux manuscrits de leurs auteurs. Pourquoi les producteurs ne canaliseraient-ils pas leurs réalisateurs atteints du syndrome de Kechiche, « toujours plus » ?

  1. Dont un film inconnu de 1935, Marius et Olive à Paris (tout un programme). Par ailleurs, un coffret, coédité par Potemkine Films et la Cinémathèque, et réunissant quatorze de ses courts et longs métrages, est annoncé pour la mi-mai.
  2. À noter tout de même André Penvern, dans le rôle du De Gaulle le moins ressemblant des trente dernières années.
  3. Et même Carrie Fisher, la fiancée de Luke Skywalker, dans un état qui navrera tous les anciens fans de Star Wars.
Lucien Logette