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Ce que nous entendons

Certains rêveraient (1) que les auditeurs d’un morceau de musique entendent tous la même chose au même moment ; est-ce possible ?
Certains rêveraient (1) que les auditeurs d’un morceau de musique entendent tous la même chose au même moment ; est-ce possible ?

C’est ce vers quoi tendrait une approche phénoménologique de la musique (2). Cette approche exigerait la réduction d’un double savoir : celui du physicien, qui prend le son comme objet théorique, et un savoir proprement musical ou musicologique. Certes, les œuvres, comme les personnes, revendiquent d’être singulières : et accoler, aux unes comme aux autres, une épithète, c’est sans doute les perdre à jamais. Mais comment parvenir, par exemple, à mettre entre parenthèses le genre (concerto, symphonie) auquel une œuvre appartient ou la forme (forme sonate, rondo) qui régit telle ou telle de ses parties ?

C’est une chimère, l’expérience musicale étant toujours, selon l’expression de Dominique Pradelle, « un mixte de perception et de savoir préconstitué ». En vertu de l’idéal phénoménologique, on ne pourrait plus discerner que des sons plus ou moins graves, plus ou moins forts… sans pouvoir même reconnaître en tant que tel le timbre d’un hautbois ou celui d’un violoncelle. En se bornant à « la pure morphologie auditive ou perceptive », non seulement on ne pourrait plus rien expliquer, mais on ne pourrait même plus rien décrire du tout !

Pour Panofsky, la description d’une œuvre d’art plastique requiert une connaissance que seule peut apporter la réflexion historique. C’est la même chose en musique, où les divers éléments du langage ne peuvent être isolés que dans l’abstrait. Par exemple, l’intervalle de quinte n’a pas la même signification (c’est le moins qu’on puisse dire) dans une œuvre tonale et dans une œuvre sérielle. Une solution est donc, selon Dominique Pradelle, de « nuancer l’exigence phénoménologique en fonction d’un principe de relativité historique ». Disons, pour simplifier, que cette exigence s’applique plus mal à la musique de Beethoven qu’à celle de Debussy, laquelle favorise « une écoute instantanée, axée sur le timbre, la couleur et la pure mouvance ».

C’est également une approche historique qui inspire à la philosophe américaine Jenefer Robinson (3) l’idée selon laquelle les œuvres musicales – au moins dans la tradition occidentale – doivent être entendues dans les termes d’une métaphore conceptuelle (ainsi que l’ont définie Lakoff et Johnson). C’est l’histoire des œuvres et de leur réception qui nous indiquera s’il est approprié d’expérimenter la musique purement instrumentale comme un drame, un récit, etc. À partir du moment où on a vraiment commencé à admettre qu’elle pouvait se passer d’un texte (seconde moitié du XVIIIe siècle), la musique a été conçue elle-même comme un discours, un discours cherchant à persuader et à toucher ses auditeurs.

La musique comme discours se divise en plusieurs modalités : la musique comme rhétorique ; comme narration ; comme conversation ; comme drame. Par exemple, la symphonie classique, sous l’influence de l’opéra, est comprise dans les termes d’une œuvre dramatique, avec des personnages et une intrigue. La forme sonate, quant à elle, doit-elle être vue comme une forme narrative (à la manière du roman) ou plutôt comme un discours stricto sensu, qui développe de différentes façons une idée principale ? Pour Robinson, notre écoute gagnera à cette connaissance : « à moins de saisir les métaphores qui structurent un morceau de musique, nous ne l’entendons pas comme on a voulu qu’il soit entendu et nous risquons de passer à côté de certaines de ses qualités expressives les plus importantes ».

Chez Haydn, le quatuor à cordes est compris dans les termes d’une conversation civilisée : nous entendons les instruments comme des voix, qui s’interrompent mutuellement, s’approuvent ou non, répètent avec emphase ou ironie ce qu’a dit un partenaire, etc. Les voix d’un quatuor peuvent ainsi exprimer, selon Robinson, certaines pensées, émotions ou attitudes. Et il en va de même pour les « personnages » d’une symphonie quand celle-ci est conçue comme un drame.

Mais il n’y a pas que le temps de l’Histoire, il y a aussi le temps de « mon histoire », au sens où Bergson parlait de « mon présent ». Ce que nous connaissons d’une œuvre s’identifie-t-il avec ce que nous percevons au moment de son écoute ? Le compositeur américain Edward T. Cone (1917-2004) aborde cette question par le biais des symboles que peuvent contenir les œuvres musicales (4). Il distingue trois types de symboles : les symboles manifestes, qu’un auditeur « moyen » n’aura pas de mal à discerner (il donne l’exemple de l’utilisation par Berlioz de la mélodie du Dies irae dans la Symphonie fantastique) ; les symboles voilés (la Danse macabre de Saint-Saëns ne citerait pas selon lui le Dies irae mais son exploitation par Berlioz) ; les symboles émergents, qui sont inventés par l'auteur et dont la fonction même de symbole ne devient claire qu’au fur et à mesure du déroulement de l’œuvre. Par exemple, le motif initial de la Cinquième Symphonie de Tchaïkovski ne peut être perçu comme le « symbole du destin » qu’une fois l’œuvre entendue. (Il y a aussi de faux symboles, qui n’existent comme tels que pour le compositeur et ceux à qui il révèle son secret : on peut les écarter, car ce qui n’est pas destiné à être perçu par l’auditeur n’a pas de valeur esthétique.)

Tous ces symboles, souligne Cone, cherchent à véhiculer une signification qui, dans une certaine mesure, est indépendante de leur contexte immédiat. Quand se révèlent-ils à nous : à l’écoute, en y pensant ensuite ? Il y a des œuvres qu’on connaît avant de les avoir écoutées ; personne d’entre nous n’a jamais entendu la Cinquième de Beethoven pour la première fois : « le monde connaît ces œuvres, et nous faisons partie de ce monde ». On reconnaît les symboles qu’elles comportent comme on reconnaît un visage familier.

Il n’est pas vrai qu’on finira par comprendre une œuvre à force de l’écouter. Une œuvre musicale n’est pas seulement une chose qu’on écoute, mais aussi une chose à laquelle on pense, pour son propre compte, à son rythme, dans l’ordre que l’on veut, indépendamment de toute exécution. On ne peut donc pas complètement exclure une conception idéaliste de l’œuvre : l’œuvre est aussi ce que l’auditeur construit dans son esprit. « Un morceau de musique, comme toute œuvre d’art, est d’abord une construction de l’esprit, transmise à d’autres esprits par l’intermédiaire des sens. Et bien qu’il doive être perçu par les sens, il ne peut être compris que par l’esprit. Peut-être le critère d’une grande œuvre d’art est-il de pouvoir devenir un objet de contemplation. »

C’est pourquoi les œuvres, comme les personnes, on peut continuer de les aimer alors qu’on ne les rencontrera plus physiquement.

  1. C’est le cas de Jerrold Levinson, voir NQL n° 1 111.
  2. Voir l’article de Dominique Pradelle, « Y a-t-il une description de l’expérience musicale vierge de tout savoir préalable ? », in Danielle Cohen-Levinas (dir.), Musique et philosophie, L’Harmattan, 2005, pp. 11-49.
  3. Jenefer Robinson, « Can Music Function as a Metaphor of Emotional Life ? », in Philosophers on music : Experience, Meaning and Work, Oxford University Press, 2007, pp. 149-177.
  4. Edward T. Cone, Hearing and Knowing Music, Princeton University Press, 2009, pp. 49-60.
Thierry Laisney

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