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Pas de meilleur antidote pour résister à cette frénésie spectaculaire et surtout marchande qu’une promenade dans des lieux patrimoniaux éprouvés, entre la parisienne rue de Bercy et la rue lyonnaise du Premier-Film, à la redécouverte de deux réalisateurs du vieux Hollywood – deux réalisateurs sans noblesse, que la critique normative, au temps de la politique des auteurs, a écartés, les considérant comme de simples fabricants.

Sur l’échelle hitchcocko-hawksienne des valeurs, ni Henry Hathaway ni Michael Curtiz ne pesaient bien lourd. Pas de thématique récurrente, pas d’idiosyncrasie repérable, apparemment pas de griffe personnelle, aucun des attributs de l’artiste – juste des exécutants, au savoir-faire évident, mais guère plus. Ce qui n’empêchait pas de leur reconnaître un talent certain, chacun ayant à son actif des films qui avaient laissé des traces dans l’histoire du divertissement, Les Trois Lanciers du Bengale ou Niagara pour le premier, Les Aventures de Robin des Bois ou Casablanca pour le second. Mais pas de quoi s’intéresser à leur itinéraire, sinon comme illustration de la politique des studios hollywoodiens. Ni l’un ni l’autre n’eurent droit, dans les années 60, à un volume de la (bonne) collection de Pierre Seghers « Cinéma d’aujourd’hui » et il a fallu attendre 1997 pour qu’un ouvrage important soit consacré à Curtiz (1).

Quant à Hathaway, la seule approche synthétique qui en ait été faite ici est due à Bertrand Tavernier, qui lui a offert, dans sa somme Amis américains (2), une cinquantaine de pages, remarquables par leur connaissance du sujet et la précision des commentaires. C’est peu pour des cinéastes aussi prolifiques – 173 titres répertoriés pour Curtiz, dont 100 à Hollywood entre 1926 et 1961, 66 pour Hathaway entre 1932 et 1974. En tout cas, très insuffisant. Comme le rappelait Tavernier, « pour un critique normal, parler de Henry Hathaway équivaut à enfiler avec paresse une suite de lieux communs et d’idées reçues. ».

Celui-ci n’est pourtant pas un inconnu : bon nombre de ses films sont longtemps demeurés accessibles, Henri Langlois avait programmé, au milieu des années 60, une rétrospective, incomplète mais déjà bien fournie (la Cinémathèque présente cette fois-ci 58 films), à la même époque les ciné-clubs un peu curieux passaient aisément L’Attaque de la malle-poste (1950), Le Jardin du diable (1954), La Fureur des hommes (1957), tous westerns échappant aux stéréotypes. Et surtout Hathaway avait signé en 1935 l’adaptation du chef-d’œuvre de George du Maurier, Peter Ibbetson, un des rares titres à avoir eu l’onction du groupe surréaliste, sur le même rang que Nosferatu ou L’Âge d’or. (3)

Le manque d’intérêt manifesté à l’égard d’un réalisateur aussi complet, capable de passer sans faillir de Shirley Temple (Now and Forever, 1934) à Mae West (Go West, Young Man , 1936), d’infléchir la manière du film policier en tournant dans les rues bien avant Jules Dassin ou Elia Kazan (La Maison de la 92e rue, 1945, Appelez Nord 777, 1947), ou de magnifier Gene Tierney (Crépuscule, 1941) ou Marilyn Monroe (Niagara, 1952), tient à la doxa jadis établie par la critique «auteuriste». Hors de la ligne, point de salut.

L’occasion est trop belle d’échapper à la bien-pensance pour ne pas en profiter. Pour vérifier, par exemple, si Peter Ibbetson a conservé toutes ses vertus d’émerveillement, si L’Impasse tragique (1946) et Le Carrefour de la mort (1947) restent parmi les perles de l’âge d’or du film noir, si les couleurs de La Fille du bois maudit (1935), premier Technicolor trichrome tourné en extérieurs, demeurent aussi éblouissantes que dans notre souvenir. Certes, Hathaway, comme tout un chacun, n’a pas toujours transmuté tout ce qu’il touchait – on peut faire un détour au large de Brigham Young (1940) ou de Prince Vaillant (1954). Mais négliger un film aussi étonnant que le peu connu The Shepherd of the Hills (1941, projection le 15 février) serait impardonnable.

De son côté, Michael Curtiz a connu un curieux destin critique, ou plutôt acritique. Comme écrivait (encore) Tavernier (4) : « c’est un metteur en scène qui défie l’analyse et l’exégèse. » Comment fixer un cinéaste aussi insaisissable, tournant comme il respirait, sans états d’âme – il alignera, par exemple, six titres (+ deux non crédités) la seule année 1933 –, accumulant polars, mélos, films d’épouvante, westerns, films en costumes, comédies, films d’aventures, adaptant Jack London, Mark Twain, James Cain, Ernest Hemingway, filmant avec la même dextérité Errol Flynn, John Wayne, Humphrey Bogart ou Elvis Presley ?

Pas trace chez lui d’obsessions fondatrices ou d’interrogations métaphysiques dignes de donner lieu à des interprétations brillantes. De l’action, du mouvement – tout pour le seul plaisir du spectateur populaire, et rien de plus. Casablanca (1942), son titre le plus célèbre, désormais sur le podium (3e meilleur film du siècle pour l’American Film Institute), n’a pas été accueilli, lors de sa sortie française en 1947, comme un chef-d’œuvre absolu, loin de là, sa vision de la Résistance lui valant même des commentaires rigolards, sans que l’on se préoccupât d’ailleurs de l’identité de son signataire. Quant à Passage pour Marseille (1944), sa « suite », malgré Bogart et Michèle Morgan, elle n’eut pas les honneurs d’une sortie avant 1977 (à la télévision, au « Cinéma de minuit »).

S’il fallait un seul nom pour représenter le cinéma hollywoodien dans sa période classique, c’est sans doute le sien que nous choisirions, plus que ceux de John Ford, de Howard Hawks ou de Raoul Walsh. Non qu’il soit «meilleur» qu’eux, le terme ne signifiant rien. Mais plus qu’eux, il incarne la diversité – aucun genre ne lui a échappé, même si ses incursions dans la comédie musicale, Yankee Doodle Dandy (1942) ou Noël blanc (1954), sont oubliables – et la perfection du système. Pour avoir vu un peu plus des trois quarts de sa production américaine, nous pouvons affirmer que ses réussites se comptent par dizaines, à des niveaux parfois élevés : sa trilogie Four Daughters / Daughters Courageous / Four Wives (1938-39) mériterait largement un coffret DVD, qui surprendrait plus d’un amateur.

Aucune cinémathèque ne s’est encore risquée à une rétrospective complète – on conçoit la difficulté à rassembler un tel corpus. L’hommage qu’organise l’Institut Lumière est forcément partiel: treize titres. Mais treize titres indispensables, qui illustrent les caractéristiques du «génie narratif» (l’expression est justifiée) de Curtiz: outre Casablanca , Passage pour Marseille et Robin des Bois (1938), Le Roman de Mildred Pierce (1945), Boulevard des passions (1949) et La Femme aux chimères (1950) sont de superbes exercices romanesques, 20 000 ans sous les verrous (1932) un « merveilleux film d’amour » (5) et Furie noire (1935) un grand film social comme la Warner osait en faire durant la Dépression. Et pour les admirateurs de Kay Francis, assurément une des plus magnifiques actrices du temps, deux joyaux de 1934, Mandalay et Agent britannique , où, sanglée dans un manteau de cuir noir, elle incarne la secrétaire de Lénine. On en redemande. (6)

  1. René Noizet, Tous les chemins mènent à Hollywood. Michael Curtiz, L’Harmattan, 390 p.
  2. Actes Sud/Institut Lumière, 2008, pp 133 à 188.
  3. In Almanach surréaliste du demi-siècle (1950).
  4. Cette fois-ci dans 50 ans de cinéma américain, Nathan, 1991, p. 386.
  5. Selon Christian Viviani (que l’on approuve), qui a dirigé le dossier spécial Curtiz du n° 635 (janvier 2014) de Positif.
  6. Notons que Curtiz a réalisé le seul film à la gloire de Staline jamais tourné à Hollywood, Mission to Moscow, œuvre de commande dictée par le rapprochement tactique, en 1943, entre USA et URSS.
Lucien Logette

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