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L’humour en musique

La musique peut-elle faire preuve d'humour ? En a-t-elle seulement besoin puisqu'elle partage avec l'humour la faculté de nous libérer du langage de tous les jours ?
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Quand ce sujet est abordé, on évoque souvent Satie. Mais c'est surtout à ses titres et aux annotations verbales saugrenues dont il a parsemé ses partitions que ­ - de façon réductrice, d'ailleurs - ­ on pense alors. Or, la question n'est pas de savoir s'il peut y avoir de l'humour dans les mots innombrables qui entourent la musique, mais si celle-ci peut elle-même en témoigner.

Certains procédés musicaux peuvent s'apparenter au comique de geste: sans qu'ils aient une signification particulière, des effets plus ou moins spectaculaires sont proposés à l'auditeur. Ainsi la symphonie dite « La Surprise » (n° 94) de Haydn doit-elle son titre à l'accord fortissimo qui, dans le mouvement lent, ponctue une phrase musicale innocente à première vue. Les compositeurs, tour à tour, satisfont et déjouent les attentes de leurs auditeurs, leur complaisent ou les prennent à contre-pied, mais l'événement sonore provoque ici le sourire par sa brutalité et son caractère pour le moins inattendu. Selon le pianiste Alfred Brendel, « introduire l'humour dans la musique absolue [c'est-à-dire sans le secours de la scène ou des mots] a été l'une des grandes réalisations de Haydn » (1) : rythmes insolites, silences intrigants, contrastes appuyés...

D'autres morceaux (qui souvent parodient des pièces déjà existantes) ont une vocation délibérément comique. Dans ce cas, les effets résultent, en particulier, d'une utilisation inhabituelle des instruments (glissandos outrés, par exemple). Il s'agit là de surenchère, de caricature. Jusqu'à présent, nous sommes dans le registre de la fantaisie, du jeu. Et le jeu ­ hormis chez les enfants ­ n'est pas une affaire très sérieuse. En tout cas, il n'a pas grand-chose à voir avec l'humour, cette « révolte supérieure de l'esprit » (André Breton).

L'humour, nous pouvons pour la circonstance l'identifier avec l'ironie, à condition de ne pas retenir de celle-ci une définition trop restrictive (dire le contraire de ce qu'on veut laisser entendre). L'humour, que le langage de la communication désespère, est ce qui requiert - ­ qui a à coeur de requérir - ­ une interprétation.

La musique est-elle en mesure d'instaurer en son sein une telle distance ?Oui, si elle parvient à se prendre elle-même pour objet. Ce qui suppose d'abord qu'elle puisse représenter. Comme l'a montré le philosophe américain Peter Kivy (2), il existe deux types de représentation en musique. La représentation picturale consiste à reproduire des phénomènes sonores (imitation de la nature, citation d'une autre oeuvre musicale, etc.). La représentation structurelle consiste à traduire une idée non musicale en des termes musicaux : suggérer, par exemple, le contraste de la lumière et de l'obscurité par l'opposition des sonorités. Mais, comme l'avait déjà vu Chabanon à la fin du XVIIIe siècle, la musique, pour nous en tenir à ce cas, ne peut sans l'aide du langage (titre, programme, etc.) exprimer autre chose que l'idée de contraste en général. Comme elle s'exerce sur le médium même qui la véhicule, l'ironie musicale offre à ces deux sortes de représentation l'occasion de se conjuguer, voire de se confondre. Anne Roubet (3) défend l'existence d'une telle ironie : « la musique produit [alors] sur elle-même un discours critique implicite, que l'on pourrait qualifier de métamusical ».

Dans le domaine des oeuvres instrumentales, elle attribue, de ce point de vue, un rôle fondateur à la Faust-Symphonie de Liszt. Mais ce n'est pas le meilleur exemple d'une ironie proprement musicale : y a-t-il une oeuvre dont le support littéraire est plus manifeste que celle-là ? Il reste vrai que la déformation thématique (déjà infligée par Berlioz à l'« Idée fixe » de sa Symphonie fantastique) est bien une illustration de la réflexivité en musique : c'est ainsi, par exemple, qu'un motif initialement lyrique prendra un tour grotesque.

Une telle distanciation peut se concevoir en dehors de quelque programme narratif, de quelque support littéraire que ce soit. L'ironie, dit Anne Roubet, « est un moyen pour les compositeurs de mettre en question les codes, les langages et les styles », elle correspond à cette « tension entre la lettre et l'esprit » dont parle Pierre Schoentjes (4). Une forme musicale peut ainsi se voir mise en cause au sein même d'une de ses incarnations : un menuet est susceptible de parodier le genre auquel il appartient, le compositeur accusant le trait, poussant la caractérisation jusqu'à l'excès.

Un auteur signant « ange scalpel » vient de consacrer sur son blog un texte à la Symphonie n° 22 de Haydn, dite « Le Philosophe ». Selon lui, le compositeur « semble y suggérer une forme d'exagération musicale ». Dans tel passage, le rédacteur de l'article entend « quelque chose d'artificiel et d'emprunté », dans tel autre un écho (par un certain côté « boursouflé et sentencieux ») de philosophes de notre époque à classer dans « l'espèce dogmatique ».

  1. Quelque séduisantes ­ et amusantes ­ que puissent être de telles interprétations, elles nous en apprennent davantage, bien sûr, sur leurs auteurs que sur la musique qu'ils sollicitent. D'ailleurs, sans le titre dont on l'a affublée, la symphonie en question aurait-elle suscité des commentaires de cette sorte ? L'ironie en musique est en tout cas une notion très intéressante, même si, comme l'imitation par exemple, elle ne capture probablement pas l'essence ­ - si jamais cela a un sens de parler ainsi - ­ de l'« art des sons » : la musique a suffisamment de puissance en elle pour ne pas être élevée au carré.

    Alfred Brendel, A bis Z eines Pianisten : Ein Lesebuch für Klavierliebende, Verlag, 2012.
  2. Peter Kivy, Introduction to a Philosophy of Music, Oxford, 2002, pp. 183 et s.
  3. Éléments d'esthétique musicale, Actes Sud, 2011, art. « Ironie ».
  4. Poétique de l'ironie, Seuil, 2001.
  5. http://lafrancebyzantine.blogspot.fr/2014/01/enavant-la-musique.html
Thierry Laisney

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