Démocratie et totalitarisme à l'épreuve du logos : comment Hannah Arendt renouvelle la tradition antique grecque

Article publié dans le n°1266 (10 avril 2025) de Quinzaines

Après un parcours initialement axé sur les langues et la littérature, Clara Piraud a soutenu en septembre 2024 une thèse de philosophie intitulée : « Démocratie et totalitarisme à l’épreuve du logos : comment Hannah Arendt renouvelle la tradition antique grecque ». Elle enseigne actuellement la philosophie à l’université de Strasbourg et a débuté des études de droit.
Après un parcours initialement axé sur les langues et la littérature, Clara Piraud a soutenu en septembre 2024 une thèse de philosophie intitulée : « Démocratie et totalitarisme à l’épreuve du logos : comment Hannah Arendt renouvelle la tradition antique grecque ». Elle enseigne actuellement la philosophie à l’université de Strasbourg et a débuté des études de droit.

La « crise » que diagnostique Arendt, dans ses multiples déclinaisons, crise de l’éducation, crise de la culture, crise du sens de la politique, est avant tout une crise de la parole. Face à ce constat, elle se tourne vers les Grecs anciens, qui apparaissent alors comme des interlocuteurs avec lesquels elle dialogue, sur la base d’une commune humanité qui peut transcender les lieux et les époques. Ainsi, les Grecs ont fait l’expérience d’un certain usage de la parole, ou du logos, qui nous permet de comprendre, par contraste, que la modernité, et a fortiori le totalitarisme, ont mis à mal cette capacité humaine de parler.

Mon travail dégage ainsi trois types de paroles qu’Arendt va puiser chez les Grecs, pour les opposer à trois avatars négatifs de la modernité. Ces distinctions sont les miennes et non celles d’Arendt, mais se proposent comme une grille de lecture des textes arendtiens. Il faut les comprendre avant tout dans un sens anhistorique : si l’on peut voir une opposition historique entre des paroles vivantes dans l’Antiquité grecque et leur versant négatif dans la modernité, il s’agit en fait bien davantage de capacités humaines présentes en l’homme, que les lieux et les époques actualisent ou laissent en sommeil. Il n’est pas impossible de trouver dans la modernité des moments de parole politique, par exemple ; c’est bien ce que fait Arendt quand elle prend l’exemple du groupe des pairs de Rosa Luxemburg, pour n’en citer qu’un.

Pour ce premier type de parole, la parole politique, en tant qu’elle s’oppose à la Vérité du philosophe, susceptible de se transformer en idéologie, Arendt va puiser dans l’Antiquité grecque des modèles et anti-modèles, voyant chez les Grecs la naissance du conflit non résolu entre pensée et action, ou entre philosophie et politique. La condamnation à mort de Socrate par la cité jouerait le rôle d’événement fondateur pour les philosophes, notamment pour Platon : voyant que la vérité philosophique est impuissante sur la scène publique, car elle devient une doxa parmi les autres, il en arriverait à la conclusion que seule une forme de contrainte exercée par le philosophe sur la cité pourrait lui garantir une forme de sécurité et de stabilité. Cette conclusion serait non seulement antipolitique (car la politique n’existe que quand il y a un échange de doxai, de points de vue, qui se veulent véridiques, et non pas « vrais » dans un sens absolu), mais également antisocratique car Socrate, dans les réflexions politiques d’Arendt, apparaît comme celui qui encourage les Athéniens à exprimer leurs doxai, leurs points de vue sur le monde commun, les rendant ainsi « amis » les uns des autres. Cette vision singulière du personnage s’appuie sur une distinction relativement artificielle entre Socrate et Platon, car Arendt s’appuie quasi exclusivement sur les écrits platoniciens pour forger son Socrate. Dans ce panorama, Aristote occupe une place intermédiaire, car tantôt elle le place du côté de Platon, comme philosophe qui place le bios theôrêtikos au-dessus du bios politikos et dévalue ainsi les affaires humaines pour leur instabilité, et tantôt elle puise chez lui des conceptions qui lui permettent de penser la politique, comme la distinction entre la polis et l’oikia, la phronêsis, la philia ou la praxis. Elle réinterprète toutefois ces concepts dans un sens qui maximise leur dimension politique, jugeant la pensée politique aristotélicienne déjà trop empreinte de catégories tirées de l’expérience du foyer. La mentalité politique grecque se trouverait en réalité dans le discours de Périclès rapportée par Thucydide : la polis y apparaît comme l’institutionnalisation politique de l’espace public mis au jour par l’entreprise des héros homériques. Arendt trouve ainsi chez les Grecs une forme d’expérience de la fondation – fondation dans ce cas d’un espace politique.

Le deuxième type de parole que je dégage est la parole narrative ou le récit, qui s’oppose à la science historique : cette dernière explique les actions humaines quand le récit en donne une compréhension. Arendt trouve alors dans les récits du poète homérique et de l’historien antique un type de parole à opposer à l’explication qui se veut univoque et mécaniste : le récit du poète-historien antique ne se veut pas « objectif » au sens moderne, mais « impartial » dans le sens où il est capable de reconnaître la « grandeur » des « héros » quel que soit leur camp et de l’immortaliser par son récit. Cette capacité à adopter plusieurs points de vue pour faire le récit le plus véridique qui soit se retrouvera dans ses textes plus tardifs sur le jugement : on comprend que derrière la référence kantienne qu’elle mobilise dans les années 1970 se cache la référence homérique. Arendt donne elle-même un exemple de ce type de parole, notamment dans ses « Réflexions sur Little Rock », dans l’épilogue d’Eichmann à Jérusalem, ou encore dans Men in Dark Times, montrant ainsi que cette capacité de parole qu’elle trouve chez le poète-historien antique peut en fait être mise en pratique dans un contexte bien différent.

Le troisième type de parole que je dégage est la parole dialectique, ou la pensée qu’Arendt conçoit avec Platon comme dialogue intérieur de soi avec soi-même. Si Platon était un repoussoir dans les textes politiques, il devient un interlocuteur de choix dans les textes éthiques, car c’est un Socrate très platonicien qu’Arendt oppose à Eichmann. On constate alors que Socrate, à l’instar de Platon, peut endosser plusieurs rôles : alors que dans le texte « Socrate » (1954) Arendt insistait sur son rôle politique au sein de la cité athénienne, dans les textes postérieurs au procès Eichmann elle en fait une figure de la pensée, capacité humaine en tension avec la capacité d’agir : dans « De la désobéissance civile », notamment, elle en fait la figure de l’objecteur de conscience, par opposition au désobéissant civil, c’est-à-dire à celui qui place le souci pour l’harmonie de son âme avant le souci pour le monde. Cette tension entre pensée et action, pour une part irréconciliable car elle correspond en réalité à une tension au sein même de l’être humain, se retrouve ainsi dans la figure de Socrate elle-même.

Ainsi, cette étude des Grecs d’Arendt m’a conduit à conclure que ceux-ci sont avant tout des exemples : elle s’appuie sur eux pour incarner des concepts et des capacités humaines. Ils deviennent alors des interlocuteurs, quelque peu caricaturés pour les besoins de la cause, ou du moins réduits à certains traits de leur pensée ou personnalité. C’est en véritable équilibriste qu’Arendt procède ainsi. Considérant elle-même que le penser est un exercice dangereux, elle accepte de courir ce risque en dialoguant avec les auteurs du passé pour comprendre le présent. Cette façon de faire n’est toutefois pas explicitée par Arendt, sauf quand elle réinvestit la figure de Socrate dans ses textes éthiques, parlant alors explicitement d’idéal-type. Il faut néanmoins comprendre que cette façon de penser par exemples et de dialoguer avec ceux-ci vaut en réalité pour l’ensemble de ses appels aux Grecs, et plus largement pour l’ensemble de ses références. Bien qu’elle ne le dise pas ainsi, Arendt n’entend pas délivrer la Vérité sur les auteurs, mais propose un certain point de vue sur ces derniers, plus véridique que vrai.

Clara Piraud

Vous aimerez aussi