La tâche que s’assigne Arendt peut se formuler en reprenant ce qu’elle en dit dans le prologue de son ouvrage de 1958, Condition de l’homme moderne : « ce que je propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons »[1]. Ce « nous » renvoie à tous les humains, catégorie dans lequel elle s’inclut, c’est-à-dire sans se mettre au-dessus des autres, mais avec eux. Après l’apparition de régimes totalitaires capables de massacrer une partie de leur population pour appliquer à tout prix une idéologie, et à l’heure où la technologie avec la bombe atomique est en mesure de rendre une partie de la planète inhabitable, il est devenu urgent, et encore plus aujourd’hui avec le changement climatique, de s’interroger sur ce que nous faisons.
L’époque exige une autre démarche du philosophe que celle de se retrancher dans une académie avec ses pairs pour se livrer à des activités de pensée à la recherche de la sagesse, mais il ne s’agit pas non plus de s’engager dans un camp politique pour défendre un autre type de société. La position d’Arendt ressemble plus à celle d’un lanceur d’alertes disposant de connaissances suscitant l’inquiétude et faisant un appel à une conscience collective pour trouver une voie nouvelle sans que celle-ci puisse être prédéfinie. Au vu de ses connaissances du passé, en particulier celles qui portent sur la politique à l’époque de la Grèce Antique, elle est en mesure de nous faire découvrir ce qu’il y a de nouveau dans la période qui s’ouvre au XXe siècle et en quoi cette nouveauté devrait nous alarmer. Compte tenu d’un passé grec qui donne une haute idée de la politique identifiée à l’activité des assemblées de citoyens cherchant à dégager à partir d’une pluralité de points de vue le meilleur d’une communauté d’humains, les régimes totalitaires doivent être caractérisés par un manque, celui de l’absence de politique. Ainsi, contrairement à l’interprétation la plus courante considérant que le totalitarisme est la marque d’un excès de la politique au vu de la puissance de l’État qui s’y déchaîne pour faire des ravages, il faut, au contraire, considérer qu’il s’agit de régimes inédits dans l’histoire, au sein desquels la politique – soit la dimension qui donne la liberté et le pouvoir aux humains d’agir collectivement et d’initier un nouveau commencement – a complétement disparu.
Le fait que ce genre de régime non politique ait pu s’imposer est un sujet d’inquiétude dans la mesure où cela révèle que la faculté de juger ce qui est bien ou mal dont tous les humains sont pourvus – « la plus politique des facultés mentales » nous dit Arendt – a cessé de s’exercer avant qu’ils ne s’installent. Les garde-fous se sont effondrés en raison d’une extinction de « la vie de l’esprit » dont Arendt va chercher à rendre compte. Pour la question des raisons de l’apparition de ce genre de régime, elle met ainsi moins en cause le contenu des idées, tel l’antisémitisme inepte du nazisme, qu’elle ne pointe le fait que des idées aient été transformées en une idéologie, autrement dit qu’elles aient perdu leur statut d’idées pour s’imposer comme des faits ne pouvant souffrir aucune contestation. Le combat doit porter sur ce phénomène d’idéologisation qui transforme des idées bonnes ou mauvaises à l’origine – le problème n’est pas là (le stalinisme, à l’origine, est fondé sur les idées très généreuses) – en concepts, c’est-à-dire en instruments d’explication des sociétés humaines.
Pour rendre compte de ce phénomène, Arendt remonte à la théorie économique, en particulier à celle d’Adam Smith qui a introduit – avec son idée d’aborder les relations d’échanges marchands entre individus sur le modèle de la division du travail opérée dans une entreprise – un concept de société fondée sur « un produire ensemble » qui va occulter et remplacer la notion politique de société fondée, pour sa part, sur « un parler ensemble » de choses qui nous concernent tous. Le concept économique de société réduit la dimension politique à l’organe étatique, lequel est pensé dans une fonction de facilitation des relations économiques d’échanges élevées au rang de relations productives au service de l’humanité tout entière. Dès lors, s’installe une pseudo-politique dont la fonction serait de servir l’économie. Marx, en dépit de son opposition à la théorie smithienne des échanges, reprend « sans examen », tel que l’analyse Arendt, cette notion économique de société qui suppose que l’unité des humains se fait par une activité collective de production. Ainsi se trouve consacrée, moins par Marx que par les marxistes, une notion économique de société censée pouvoir se passer de la politique authentique qui suppose l’écoute mutuelle de citoyens. Rosa Luxemburg, à laquelle Arendt consacre un écrit louangeur, plus proche de l’esprit de Marx que ses continuateurs, se distingue sur ce point en critiquant dès les premières années de la Révolution Russe de 1917 le remplacement des soviets, assemblées d’ouvriers et de soldats, par un parti communiste promu le seul apte à déterminer la ligne à suivre. Luxemburg a ainsi prouvé qu’elle n’ignorait pas, pour sa part, que le fondement d’une société est avant tout politique.
Les économistes ne sont pas les seuls théoriciens à donner une vision dégradée de la politique qui ouvre à l’idéologie. Les philosophes ne sont pas épargnés. Arendt dénonce le concept moderne d’histoire inventé par Hegel qui, sans doute sous l’influence de la théorie smithienne, la conçoit comme un enchaînement logique de causes et d’effets menant vers un progrès qui laisse peu de place à la liberté humaine collective de changer le cours des choses. Au contraire, selon ce concept, toute catastrophe va s’analyser comme le résultat logique d’une intervention humaine inopinée qui n’aurait jamais dû avoir lieu, si bien que la contrainte, par la force, des réfractaires va s’imposer. Elle pointe la maladie professionnelle du penseur de métier qui se préoccupe avant tout d’asseoir sa vision de l’histoire sans souci des conséquences. Ainsi Heidegger à l’esprit très brillant ne s’est pas opposé à l’interdiction des Juifs à l’université lorsqu’il était recteur et s’est ainsi compromis avec le régime nazi.
La première incompréhension de la politique apparaît lorsque Platon, frappé par l’arrestation et la mort de Socrate, est conduit à imaginer « un plan de montage pour fabrication d’États » susceptibles de faire régner la justice. Il introduit, dès lors, un « concept de gouvernement » oublieux du fait que les qualités humaines découlent des assemblées de citoyens parlant ensemble et non d’une qualité qui s’obtient par l’obéissance à des lois. Arendt établit une cassure nette entre les écrits de Platon authentiquement socratiques des premiers Dialogues de ceux, tels La République et Les Lois, qui mettent en scène des mythes comme celui de la caverne opposant les ignorants à ceux qui ont accès à la lumière de la vérité. Ce mythe inaugure « le lieu commun » dont nous avons hérité qui veut « qu’une communauté politique [soit] faite de ceux qui gouvernent et de ceux qui sont gouvernés » en supposant que les premiers ont pour rôle de donner des ordres tandis que les autres doivent y obéir.
Chez Arendt, de façon générale, il apparaît que toute prétention à un savoir sur ce qu’est un être humain en élaborant une théorie ouvre à l’attitude de ne pas avoir à s’écouter mutuellement et à ne pas penser ce que nous faisons.
[1] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, p. 12, Calmann-Lévy, 1983.
[Marlyse Pouchol est Maître de Conférences émérite en économie. Elle a enseigné à l’Université de Reims et fait partie du laboratoire Clersé CNRS (UMR 8019) de l’Université de Lille. Elle co-dirige la Revue d’histoire de la pensée économique qui publie des articles originaux également en philosophie, épistémologie et méthodologies économiques. Elle a publié une dizaine d’articles à propos de Arendt et l’économie recensés dans la bibliographie du Réseau Arendtien Francophone.]
Marlyse Pouchol
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