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Pourquoi Arendt ?

Article publié dans le n°1266 (10 avril 2025) de Quinzaines

Parfois, à la lecture ou à l’écoute d’un nouvel auteur qui nous est inconnu, nous réalisons dès les premières lignes ou secondes dans quelle erreur nous étions plongés. Nos certitude...

Parfois, à la lecture ou à l’écoute d’un nouvel auteur qui nous est inconnu, nous réalisons dès les premières lignes ou secondes dans quelle erreur nous étions plongés. Nos certitudes subitement déchues et l’esprit ouvert à la conversion, la découverte du livre, de l’article, du discours… nous change radicalement, nous fait entrevoir une nouvelle façon, illuminante, de se rapporter au monde.

Telle ne fut pas mon expérience lorsque je découvris Hannah Arendt et sa pensée, par l’intermédiaire de son opuscule Sur la violence, il y a maintenant une quinzaine d’années. Si épiphanie il y eut, les modalités diffèrent grandement. Je ne découvrais pas quelque chose de neuf mais la mise en mots de ce qu’instinctivement, au fond de moi, je savais penser sans réussir à l’exprimer ou à l’articuler. Plutôt qu’une théorie-sur, c’était une sorte de restitution de ce « ressenti » du monde qui me paraissait auparavant propre et qui dans ces quelques lignes trouvait une formulation que j’étais incapable ne serait-ce que d’esquisser. Souvent même, l’on aurait dit qu’Arendt devançait mes questionnements, qu’elle m’apportait des réponses aux questions que, faute de réflexion ou d’âge, je ne me posais pas encore.

De fil en aiguille, j’ai fini par écrire une thèse de philosophie inspirée par la façon qu’a Arendt de rendre compte de ce que nous faisons lorsque nous agissons politiquement. J’ai particulièrement cherché à explorer davantage la pluralité des modalités d’action et, surtout, les conditions prépolitiques qui nous permettent d’agir politiquement. J’y propose, d’une part, une compréhension de l’émergence de l’espace public fondée sur une phénoménologie de l’attention et, d’autre part, une conception dialogique de la connaissance.

Mais pourquoi s’inspirer d’Arendt si bruyamment ? Que propose-t-elle, sur le plan politique, de fondamentalement différent ? Que permet-elle de penser ? Il me semble que son principal atout théorique tient dans le fait qu’elle se refuse à enter sa conception du politique sur l’État. On pourrait certes rétorquer qu’elle n’est pas la seule, mais ce serait mésestimer sa manière. La conceptualité politique de la plupart des penseurs modernes et contemporains, y compris chez les anarchistes en guerre contre l’État, reste, que l’on soit favorable ou non à ce dernier, rivée au principe souverain : détenir le pouvoir consiste à exercer une domination que nul acteur interne ou externe ne remet en cause ; pouvoir et domination s’entr’appartiennent. Or, pour Arendt, il ne s’agit pas tant de lutter contre la souveraineté, de chercher à la désarçonner ou à la détruire, que de tenter de penser le fait politique sans passer par le prisme souverainiste. Elle élabore une conceptualité politique qui non seulement n’emprunte pas aux catégories forgées sinon par, tout du moins pour, l’État – en tout cas sur son modèle – et ne fait pas de l’action souveraine, du pouvoir comme domination, son étalon mais, au-delà, permet de penser la quotidienneté et une certaine banalité de l’action politique. Sa politique ne se confond pas avec la gestion, médiée par une institution spécifique, de la société et des affaires économiques ; elle s’avère bien plutôt existentielle. Agir politiquement, c’est se connecter au monde et aux autres avec les autres selon une modalité particulière, celle du sens. En agissant, que ce soit à l’échelle d’un peuple ou d’un groupe d’amis, au sein ou hors de toute institution, nous donnons, ensemble, du sens à ce qui nous entoure, c'est-à-dire que nous vectorisons le monde, nous le dirigeons vers un devenir-juste qui ne s’ancre à aucune vérité, à aucun index autre que nos jugements.

Bref, en matière politique, Arendt fait jouer ce qu’elle appelle la « pluralité », l’interaction de la multitude des points de vue individuels et divers, contre la souveraineté, contre l’unanimisme de force imposé. C’est peut-être là que se trouve la véritable originalité de la pensée arendtienne, par rapport au tronc de la tradition philosophique, ancienne comme moderne. C’est en tout cas ainsi, au terme de ce parcours, que j’en suis parvenu à cette lecture de son œuvre.

Hannah Arendt est subversive en ce que l’on peut considérer qu’elle rejette – tout en demeurant au sein de la philosophie et en invoquant pour ce faire un esprit socratique qui aurait été trahi dès le IVe siècle avant notre ère – le fondement même de la philosophie platonicienne. À l’en croire, Platon n’a eu de cesse que de vouloir ramener le monde et la pensée à une unité absolue : l’Idée, l’essence des choses qui, cachée derrière et voilée par les apparences, serait la même pour tous et contraindrait la raison. L’esprit commanderait au corps, le souverain à la cité, et la vérité comme déterminant ultime à nos existences. Toute l’œuvre d’Arendt peut être lue comme une bataille acharnée contre la tentation fusionnelle, contre cette passion pluriséculaire unificatrice, uniformisante, unidimensionnelle. Toute l’œuvre d’Arendt peut être lue comme un plaidoyer enthousiaste et résolu pour l’apparence, seule réalité indubitablement humaine, et sa pluralité intrinsèque. Il n’y a non pas l’homme mais des hommes et toute chose n’est ontologiquement pas unifiée mais plurielle : voilà peut-être, pour moi en tout cas, sa thèse la plus profonde et, malgré sa simplicité apparente, la plus séditieuse eu égard à la grande tradition.

Notons qu’il ne s’agit pas là uniquement de considérations politiques. Certes, notre autrice a sans doute élaboré son concept de pluralité en même temps que sa théorie de l’action ; elle ne l’y a toutefois point emprisonné. Bien au contraire, elle l’a progressivement étendu et intégré à sa compréhension de domaines dont certains sont, depuis bien longtemps, considérés comme l’apanage et le domaine réservé, sinon paradigmatique, de la philosophie[1]. Prenons la question du rapport entre corps et esprit. Contre les idéalistes et les matérialistes, Arendt propose une vision plurielle de l’individu articulant sur un (contre-)pied d’égalité et sans subordonner l’une à l’autre les facultés de l’esprit et l’activité matérielle. Et lorsqu’il s’agit d’interroger la volonté, si souvent décrite comme notre capacité mentale à souverainement choisir, elle préfère souligner son caractère intrinsèquement divisé, la pluralité de volontés simultanées concurrentes, que seul l’acte matériel permet en réalité de trancher, tel un nœud gordien.

Ceci écrit, peut-être que, tout compte fait, Arendt ne s’avère pas toujours aussi éloignée de Platon qu’elle le revendique. Il est possible qu’elle ait paradoxalement reproduit, d’une certaine manière, un geste qu’elle a pourtant remarqué et décrit : le fait d’amender son ontologie à la suite d’événements politiques. Si l’on suit ce parallèle, la condamnation de Socrate aurait, pour l’un, détruit toute confiance dans la pluralité ; le surgissement des totalitarismes, pour l’autre, toute appétence pour la fusion, fût-elle opérée au nom de l’harmonie.

[1] J’ai essayé de commencer à tester cette interprétation dans « La réhabilitation des corps et la condamnation de la métaphore organiciste chez Arendt », Philosophique, 26 | 2023, https://doi.org/10.4000/philosophique.1773.

[Rémi Zanni est docteur en philosophie politique et actuellement ATER en science politique à l’Université des Antilles. Il travaille à l’intersection des pensées arendtienne, kantienne et syndicaliste.]

Rémi Zanni

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