Sur le même sujet

Livre du même auteur

Des histoires naïves et tragiques

Article publié dans le n°1069 (01 oct. 2012) de Quinzaines

On entre doucement, presque avec distraction, dans les soixante-neuf courtes proses de Federigo Tozzi (1883-1920). On comprend vite qu’elles ne sont pas liées par un fil narratif mais plutôt par le lieu, la campagne siennoise, et la présence, dans chacune d’elles, d’un animal.
Federico Tozzi
Les bêtes
(Corti)
On entre doucement, presque avec distraction, dans les soixante-neuf courtes proses de Federigo Tozzi (1883-1920). On comprend vite qu’elles ne sont pas liées par un fil narratif mais plutôt par le lieu, la campagne siennoise, et la présence, dans chacune d’elles, d’un animal.

Celui qui ouvre et qui ferme le livre, comme le note Philippe Di Meo, le traducteur-poète, dans sa postface, est l’alouette, à laquelle s’adresse Tozzi dans le tout premier texte (« qui tremble, tes ailes ou mon cœur ? ») et dans le tout dernier (« Alouette, prends mon âme ! »).

On peut imaginer, lisant les premières pages, qu’on va avoir affaire à un texte élégiaque sur la nature et sur les bêtes : le narrateur laisse la vie à un ver qu’il déniche dans une vieille planche, à un escargot sous un robinet, il suit des yeux avec tendresse un sale petit cabot bâtard ou un rouge-gorge qui joue avec ses ailes. L’inquiétude s’insinue peu à peu, bien qu’on ne se méfie pas tout à fait encore, quand on lit le portrait de l’épouse charcutière, « pâle, avec un cou si gonflé qu’il me faisait penser à celui d’une cane au jabot bien rempli » ; ou le portrait d’un cordonnier qui « au bout de sa jambe de bois… fait sauter sa pie déplumée, crasseuse et immanquablement ruisselante, parce qu’elle se faufile dans la bassine où il met son cuir à tremper ».

Avec le texte qui a pour personnage Migliorini, « l’homme qui travaille la terre à tant par jour », on en est à la page 23 et on sait désor­mais à quoi on doit s’attendre : rien n’est simple pour Tozzi et les bons sentiments n’ont pas sa préférence. Le journalier est un lettré, il lit Le Tasse et il en fait aussi lecture aux autres, assortissant chaque moment d’un commentaire admiratif, assis avec ses auditeurs dans une grotte où l’eau ruisselle. Sa description est un modèle de la « manière Tozzi » : raccourcis, précisions réalistes et notations inattendues : « Il avait les oreilles percées ; mais il attendait que meure l’un de ses oncles qui lui laisserait deux anneaux de cuivre. » Puis, très vite, le texte bascule : « Un jour, apercevant un crapaud, il montra comment on les tue » et il s’achève par l’énumération des supplices infligés à un grand nombre de crapauds, qui « meurent en silence, avec des yeux qui miroitent ».

Nous voilà, nous lecteurs, barbotant dans la complexité de la nature humaine, sans l’aide de l’auteur, qui semble additionner naïvement les descriptions et les évocations de son passé, mais qui, en vérité, parle de lui, lui dont la figure émerge peu à peu, au fil des pages. On comprend qu’à la fois il aime ce pays, Sienne et ses environs, qu’il a aimé y vivre, mais aussi qu’il y a étouffé.

Qui était Federigo Tozzi ? Né à Sienne en 1883 et mort en 1920 de la grippe espagnole, comme Apollinaire, il perd sa mère, à qui il consacre un des plus beaux textes du livre, à douze ans ; il ne s’entend pas avec son père, propriétaire terrien et aubergiste, homme brutal ; il est épileptique, comme Dostoïevski ; ses études sont occasionnelles et diverses : artistiques aux Beaux-Arts, et techniques. Ce qui lui permet de travailler, pour prendre son autonomie, dans les chemins de fer. Il s’installe à Rome après son mariage et se lie avec Borgese et Pirandello, qui l’aident à publier dans des revues. Un seul ouvrage de lui paraît avant sa mort, ses autres livres, des romans, des poèmes inspirés par D’Annunzio, seront posthumes.

Certains avancent qu’il est un précurseur de Freud, ce qui peut-être est beaucoup dire. Il est certainement de la famille des grands auteurs européens du début du XXe siècle que nous aimons : Pirandello, Svevo, Kafka, Musil, Mann. Ajoutons-y Robert Walser, dont il a le retrait, le désenchantement. Comme eux, il s’intéresse à la psychologie des profondeurs, mais sans le dire, comme par inadvertance. Il revendique l’enfance, « je voudrais lire comme un garçonnet, comprendre comme un garçonnet », et il a l’ambition, tout jeune, d’écrire « une histoire naïve et tragique à la ressemblance de l’un de ces pampres que le vent faisait tomber entre mes genoux ; voilà : comme ce pampre existe bien, mon livre existera ».

Eh oui, le livre existe, et même si fortement qu’on n’est pas près de l’oublier. Cela tient à la présence farouche et sensible du narrateur, au monde qu’il nous décrit, réel et fantasmé, empreint de cruauté, à l’écriture hallucinée, dans ce passage, par exemple, où Tozzi traite les rues comme des personnages : « Une rue descend : une autre descend aussi et vient à sa rencontre : elles s’arrêtent ensemble. Au milieu de la première, une autre en part, qui descend dans une autre direction, et elle en trouve aussitôt une autre, en contrebas, qui en fait autant. »

L’auteur s’identifie avec ce qu’il décrit : un malheureux cheval, et alors comme lui il « essaie de parer les coups de fouet », la terre que laboure le soc des paysans… Il est plus volontiers le proche, le frère, de ce qui est meurtri et dominé que de ce qui s’élève, échappe aux pesanteurs terrestres. Il échangerait volontiers sa « place contre celle des étoiles », appelle à l’aide l’alouette et prétend lire ce qu’il voit, ce qu’il pense, comme si son livre avait déjà été écrit par un autre que lui.

Les Bêtes est le deuxième volume de la toute nouvelle collection créée par Fabienne Raphoz aux éditions Corti, « Biophilia » (titre emprunté à Edward O. Wilson, qui inaugure la série). Elle a pour vocation « de mettre le vivant au cœur d’éclairages ou de rêveries transdisciplinaires de tous les temps » ; auteurs, lecteurs pourront se rencontrer « dans le buisson foisonnant des espèces dont le devenir est l’un des enjeux majeurs de la nôtre ». Un beau projet éditorial.

Notons pour terminer que Philippe Di Meo vient également de traduire, de Franco Buffoni, Depuis que la mort va (1), vingt-trois poèmes qui ont des affinités avec Les Bêtes, bien que l’auteur soit né en 1948. En voici un :

« Après une journée dans la grotte,

Cette nuit-là ils couperaient à travers champs,

Vers le Jura, avec la frontière au bout.

Crochetés au contraire à l’aube par les fauves,

Telles des ablettes. » 

 

  1. Franco Buffoni, Depuis que la mort va, éd. Alidadès, 50 p., 6 €.
Marie Etienne

Vous aimerez aussi