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Les danses ingénieuses, nomades, parfois haïes

Historienne de la danse, Annie Suquet rassemble des formes nouvelles du spectacle (1870-1945), des visions inattendues du corps dansant. Riche, passionnant, bien documenté, complexe, cet ouvrage donne à penser et à rêver.
Annie Suquet
L'éveil des modernités. Une histoire culturelle de la danse (1870-1945)
Historienne de la danse, Annie Suquet rassemble des formes nouvelles du spectacle (1870-1945), des visions inattendues du corps dansant. Riche, passionnant, bien documenté, complexe, cet ouvrage donne à penser et à rêver.

Parfois, pour les chorégraphes, pour les pédagogues, le corps des danseurs et des danseuses devient une machine. Pour d’autres, leur corps choisit (contre le modernisme technologique, contre les villes) les pulsions et la nudité. À d’autres moments, face aux crises économiques, face à la montée des totalitarismes, les danseurs expriment leurs rôles politiques, culturels. Parfois aussi, les chorégraphes choisissent une inspiration libératrice par les danses balinaises ou africaines.

Tu lis l’ouvrage d’Annie Suquet. Tu feuillettes. Par exemple, tu découvres des « ballets mécaniques », la rencontre du vital et de l’artificiel. En 1911, Marinetti écrit : « Notre sens du rythme est nettement différent de celui de nos aïeux. Nous sommes bien plus nerveux, plus sensibles, plus haletants. Nos cœurs ou les moteurs battent à l’unisson. Nous avons en nous la pulsation saccadée et chaude de la machine. » Pour Marinetti, les pieds d’une danseuse traduisent « le martèlement mécanique du tap-tap-tap-tap-tap de la mitrailleuse ».

Ou bien, en 1892, danseuse américaine, Loïc Fuller crée sa Danse serpentine. Elle conjugue les ondoiements d’une jupe (formée d’une corolle de soie de plusieurs mètres) et une lumière électrique changeante. Des bâtons prolongent les bras de la danseuse. Autour de son corps l’étoffe s’enroule en spirales. Elle semble une sylphide, une créature irréelle. Dans sa Danse du feu (1895), elle s’agite et se tord dans un torrent de lave incandescente.

Ou aussi, Parade (1917) est un ballet créé par Cocteau, Picasso, Erik Satie, Léonide Massine. Pour tel personnage (le « Manager de Paris »), Picasso construit une « massive superstructure peinte » de près de trois mètres de hauteur, agencée en une intrication complexe de plans. Le costume étrange ne laisse apparaître que le bas des jambes et les pieds du danseur.

Ou, peut-être, Isadora Duncan (1877-1927), Californienne, lutte contre le port du corset (qui était traditionnel en danse classique). Selon Isadora, le corset provoque « la déformation du squelette » qui entraîne « le déplacement des organes internes et la dégénérescence d’au moins une partie des muscles du corps de la femme ». Pour elle, les chaussons de la ballerine seraient de minuscules corsets pour pieds ; ils empêchent le contact du corps avec le sol. Elle note : « En dansant nue sur la terre, je retrouve naturellement les positions grecques qui ne sont rien d’autre que des positions terrestres. » Sur la scène, elle n’apparaît pas complètement nue. Elle danse pieds nus : une révolution. Plus ou moins courte, sa tunique antiquisante flotte autour de son corps ; elle laisse apparaître les jambes, les bras, parfois les seins ; on ne voit jamais le pubis ; elle portait (dit-on) un maillot en jersey de soie couleur chair. Sa danse épouse « un rythme de la vague ». Il y aurait un « corps-liane », une « dramaturgie de forces ».

Ou bien, Ruth Saint Denis (1879-1968) interprète ses danses hindoues. Martha Graham, John Cage, Merce Cunningham l’ont intéressée. Rodin a vu son spectacle.

Ou aussi, en 1911, à Londres, les critiques admirent les Ballets russes : « De notre maladie de l’hyper-civilisation, ces Russes sont libres. Ils sont païens. » Dans Shéhérazade (1910), Vaslav Nijinsky apparaît comme « moitié chat, moitié serpent, diaboliquement agile, féminin et pourtant totalement terrifiant » ; il serait un « animal quasi félin » ou un « étalon puissant ». Il fascine Cocteau, Proust, Montesquiou et les femmes.

Par exemple, en Suisse, au bord du lac Majeur, dans le Monte Verità, les danseurs de Rudolf Laban (1879-1958, d’origine hongroise) construisent des « huttes à lumière et aux vents ». Végétariens, ils cultivent leurs légumes, ils cousent leurs vêtements rudimentaires. Ils choisissent l’extase, l’ivresse rythmique ; ils s’inspirent des derviches tourneurs. De 1913 à 1919, le groupe de Laban est essentiellement composé de femmes. Les improvisations dansées sont diurnes et nocturnes. Laban s’intéresse à l’alchimie, à la magie, à la numérologie, au nombre d’or… Et, à Monte Verità, dès 1914, Mary Wigman (1886-1973) invente sa Danse de la sorcière (Hexentanz)… Ou, plus tard, après 1922, Laban propose des danses chorales, par exemple Le temple ondulant. Au début des années 1930, les chœurs animés sont souvent instrumentalisés au service d’enjeux politiques et idéologiques par les communistes ou par les fascistes.

Ou bien, en 1917, Sophie Taeuber imagine une danse « pure » ou « absolue ». Hans Arp notera ensuite : « Sophie dansait et rêvait / un triangle, un rectangle, / un rectangle dans un cercle, / un cercle qui luit, / un cercle qui sonne. »

Ou encore, pendant la République de Weimar, Berlin compte, en 1929, 151 écoles de danse moderne. Pendant les années du nazisme, les danseurs (souvent formés par Laban et par Mary Wigman) émigrent et créent de nombreuses écoles en Europe, aux États-Unis, en Amérique du Sud, en Australie, au Japon, en Inde, en Israël. Ou encore, dans les années 1930, l’Américaine Martha Graham (1894-1991) vient régulièrement au Nouveau-Mexique. Elle est fascinée par les danses cérémonielles des Indiens, par leurs rites, par leurs mythes, par leurs musiques, par leur artisanat. Elle perçoit une centaine d’hommes qui chantent et dansent à l’unisson pour la pluie, pour de bonnes récoltes. Ils marchent lourdement, lentement. Martha Graham dit à ses danseuses : « Enfoncez-vous dans la terre avec vos talons. »

En URSS, dans l’Italie fasciste, en Allemagne nazie, les danses sont des armes, des instruments de combat, des moyens de propagande. Par exemple, aux yeux du chorégraphe Nicolaï Foregger, la mécanisation des gestes du travailleur soviétique joue un rôle essentiel dans la culture prolétarienne. « La machine (dit-il) n’est plus une ennemie, mais une amie et une partenaire de travail. Elle est belle ; nous devons l’aimer. » En 1923, il propose deux danseurs qui incarnent « deux machines amoureuses ».

Staline met la danse au pas. Il préfère le « réalisme socialiste ». En 1931, à Leningrad, le ballet Le boulon est sifflé par le comité ouvrier, invité par la direction du théâtre. Les ouvriers trouvent l’intrigue trop complexe ; les danses mécaniques et les décors constructivistes seraient artificiels. La veine satirique ne passe plus… Les staliniens critiquent, sens cesse, le « formalisme » des tendances d’avant-garde. Les artistes sont persécutés ; ou ils émigrent ; ou ils obéissent à la ligne idéologique du Parti. Staline accuse un « cosmopolitisme sans racines ». Il aime les danses folkloriques russes et les parades gymniques. En juillet 1931, sur la place Rouge, une première parade officielle rassemble 40 000 figurants. En 1932, ce sont 72 000 personnes. En 1933, 105 000 personnes y participent.

Dans l’Italie fasciste, la danse est au service de l’« harmonie collective »… En Allemagne nazie, dès 1933, les rythmes entêtants du « jazz nègre » sont « primaires et barbares ». Au contraire, la musique de percussions (notamment développée par le compositeur Carl Orff) est considérée comme une expression de l’« âme germanique ». En 1936, au stade de Berlin, la mise en scène de la Jeunesse olympique (Olympische Jugend) est réglée par six chorégraphes et deux gymnastes. Elle rassemble plusieurs milliers de participants.

Ou aussi, à Chicago, en 1938, Billy the Kid est l’un des premiers ballets aux État-Unis ; il rencontre un très large succès populaire. La musique est composée par Aaron Copland. Le ballet est peuplé de cow-boys en bottes, de hors-la-loi, de danseuses de saloon et de pionnières timides.

Et, en avril 1944, au Metropolitan Opera de New York, un ballet s’intitule Fancy Free (Libres comme l’air). La musique est de Leonard Bernstein. Par une nuit chaude d’été, trois marins américains en permission tentent de séduire des filles. La danse combine la technique classique, les rythmes du jazz, le mime, des emprunts à la modernité (1). 

  1. Relire aussi Georges Raillard, Danser sa vie, QL n° 1053.
Gilbert Lascault