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Deux notules philosophiques

Article publié dans le n°1111 (01 sept. 2014) de Quinzaines

Léon Trotsky
John Dewey
Leur morale et la nôtre, suivi de A propos de « leur morale et la nôtre » (La Découverte)
Frédéric Fruteau De Laclos
Emile Meyerson (Les Belles lettres)
On connaît les circonstances de ce texte célèbre de Trotski de 1938, écrit après les procès de Moscou : accusé d’avoir passé un accord avec Hitler pour démembrer l’URSS, le fondateur de la...

On connaît les circonstances de ce texte célèbre de Trotski de 1938, écrit après les procès de Moscou : accusé d’avoir passé un accord avec Hitler pour démembrer l’URSS, le fondateur de la Troisième Internationale demanda la constitution d’une commission d’enquête internationale indépendante. John Dewey, dont les sympathies socialistes étaient notoires, mais qui avait peu d’attrait pour le marxisme, accepta d’y participer, répondit au texte de Trotski et fut très attaqué pour cela.

Trotski défend le marxisme et le bolchevisme contre les accusations d’immoralisme portées contre eux par les politiciens « bourgeois » et montre sans mal que ces accusations s’appliquent bien mieux aux staliniens qu’à lui-même. Il adhère à la maxime selon laquelle la fin justifie les moyens, à condition que la fin soit la libération de l’humanité et de la classe ouvrière. Dewey admet le principe conséquentialiste de Trotski et partage sa conception de la fin libératrice, mais il objecte à ce dernier que les fins ne sont pas totalement indépendantes des moyens, autrement dit qu’il faut examiner non seulement la conséquence finale de nos actions, mais aussi les conséquences des moyens que nous employons pour les réaliser.

Trotski ne voit qu’un seul type de moyens, la lutte des classes, qu’il déduit a priori de la loi marxiste de l’histoire. Or, et c’est ici que le pragmatisme de Dewey intervient, une vraie conception expérimentale en politique ne doit pas s’interdire d’autres moyens, s’ils sont disponibles, que la lutte des classes, et bien entendu Dewey pense ici à ceux de la politique socialiste. Le marxiste n’est, nous dit Dewey, pas loin de l’hégélien, dans sa croyance en une loi de l’histoire. Jean van Heijenoort, dans ses souvenirs sur ses années trotskistes (De Prinkipo à Coyoacán, Maurice Nadeau, 1978), raconte que Dewey, au moment où il rencontra Trotski, lui dit : « Si tous les marxistes étaient comme vous, Monsieur Trotski, je serais marxiste », à quoi Trotski répondit : « « Si tous les libéraux étaient comme vous, Monsieur Dewey, je serais libéral ». Mais Van Heijenoort rapporte que les réserves émises par Dewey mirent Trotski en fureur.

Ce que Dewey et Trotski partagent, c’est le conséquentialisme. La fin des actions doit consister en leurs résultats : le bonheur et la liberté humaine. Et aucun d’eux ne pense que le capitalisme soit le meilleur moyen d’atteindre cet objectif.

Les lecteurs de Bachelard se souviennent que Meyerson était sa tête de Turc, ce qui n’a pas peu contribué à occulter pendant plusieurs décennies l’œuvre de ce chimiste juif polonais, né en 1859, qui émigra en France en 1882, et qui ne commença sa carrière philosophique que tardivement, avec la publication d’Identité et Réalité en 1908. Il y défend la thèse selon laquelle l’essence de la science est de procéder par identifications successives en vue de parvenir à une explication totale du réel. Frédéric Fruteau de Laclos, qui a consacré déjà plusieurs livres à cet auteur, expose les racines hégéliennes de la conception de Meyerson, confronte celle-ci notamment aux courants logicistes et positivistes contemporains et montre qu’elle est plus complexe que la caricature qui en fit une conception fixiste et continuiste de la science et de son progrès.

Meyerson défend, à l’encontre de Bergson et de Brunschvicg, une forme de réalisme scientifique qui lui valut le soutien d’Einstein, et entend fonder une « philosophie de l’intellect », qui repose sur ce que Julien Benda, grand admirateur de son œuvre, appellera des « constantes de l’esprit humain ». Frédéric Fruteau de Laclos a raison de souligner que les conceptions de Meyerson sont plus attentives aux discontinuités et au devenir que ne le dirent les tenants de l’épistémologie historique française. Mais il pousse le bouchon un peu loin en les comparant aux vues de Thomas Kuhn (l’auteur de La Structure des révolutions scientifiques) ou à celles du constructivisme contemporain. Il a raison de souligner les affinités de l’œuvre d’Émile Meyerson avec celles du psychologue Ignace Meyerson, son cousin, qui influença tant la psychologie historique de Jean-Pierre Vernant.

Pascal Engel

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