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Dans l’univers dystopique de cet écrivain américain d’origine soviétique, toutes les frontières s’effacent, y compris celles qui devraient figurer entre les signes linguistiques.
Gary Shteyngart
Super triste histoire d'amour
Dans l’univers dystopique de cet écrivain américain d’origine soviétique, toutes les frontières s’effacent, y compris celles qui devraient figurer entre les signes linguistiques.

Si Gary Shteyngart a quitté Leningrad avec ses parents en 1979, à l’âge de 7 ans, pour émigrer aux États-Unis, ce n’était pas pour oublier Lénine, dont il gardera en tête l’image de la grande statue qui surplombait le square voisin de l’appartement familial. Devenu plus tard auteur américain, il continue à décrire les dictateurs utopiques – ou dystopiques ? – comme celui de son troisième et dernier roman d’anticipation, Super triste histoire d’amour. Lors de ce nouvel avatar, un ministre de la Défense américain, nommé Rubinstein, évoque ses homologues, Caspar Weinberger et Donald Rumsfeld, mais surtout un personnage fictif, l’ennemi de Big Brother, Goldstein.

En bon nostalgique de l’Union soviétique, Shteyngart adapte Orwell à ses propres besoins, prenant ce qu’il y a de mieux dans 1984 : l’encadrement d’une histoire sentimentale dans un régime totalitaire. Faire l’amour sous le regard sévère de Big Brother est tellement plus titillant !

À l’instar de Winston Smith, Lenny Abramov entreprend l’acte subversif par excellence : tenir un journal intime. Sous le régime rubinsteinien, dominé par le parti bipartisan, cette initiative est assez mal vue. À quoi bon un cahier ou un livre, ce « truc qui schlingue autant qu’une paire de chaussettes humides » ? Le lecteur honteux devrait vite cacher. Dans une société où chaque citoyen est muni d’un outil – un « äppärät » – que l’on peut pointer sur ses concitoyens pour connaître des données sur leur niveau de cholestérol, le prix de leur maison, le montant de leurs prêts bancaires en dollars indexés sur le yuan, leur taux de « personnalité » ou de « baisabilité », la littérature pourrait paraître de plus en plus coupée de la réalité. L’Autre, dans ce qui lui est le plus concret, devient si accessible que le reste se dématérialise. Déjà, lorsqu’on a Facebook, a-t-on vraiment besoin de découvrir l’intimité de personnages fictifs ?

La biologie remplace le parchemin. D’emblée le narrateur informe son lecteur de son poids : soixante-douze kilos, de sa masse corporelle : 23,9, de son excès de cholestérol LDL ainsi que d’hormone ACTH. Inutile de les cacher, n’importe quel passant muni d’un äppärät aurait instantanément accès à ces renseignements.

Dans La Leçon d’anatomie de Philip Roth, Nathan Zuckerman explique qu’il aimerait écrire l’histoire médicale de son corps. Pour Shteyngart, c’est notre avenir à nous tous, où les « textes » cellulaires auront la même aspiration à l’immortalité qu’eurent autrefois les livres... euh, disons pour la caste des gens ultra-riches prêts à planquer des millions de dollars indexés sur le yuan dans un traitement de la Staatling-Wapachung Corporation, l’employeur d’Abramov, société spécialisée dans l’« Extension indéfinie de la vie ».

Pour les amateurs du roman d’anticipation, ce genre de réflexion est fondamental ; l’intrigue ne servant que de prétexte pour errer dans le décor exotique d’un paysage futuriste. En fait, ce supposé genre littéraire en cache un autre : celui du livre de voyage, à cette différence près que le pays visité soit entièrement imaginaire. Ne pas s’attendre à trouver Super triste histoire d’amour dans des rayons consacrés à des guides sur la Turquie, Bali, ou l’Amérique du Sud.

L’autre point commun concerne l’invention d’un langage. À la fin des guides touristiques, on trouve un petit glossaire avec une cinquantaine de mots et d’expressions répandus, comme par exemple les noms qui désignent le plat national, la devise ou la façon de commander l’addition. Ça fait plaisir de dire gracias ou hasta luego, de s’exprimer dans l’idiome local. Il en va de même dans l’univers dystopique, comme Orwell l’a montré, où l’explorateur doit intégrer une langue étrangère. En général, elle n’est que légèrement décalée de celle de départ, on arrive à la comprendre par le contexte, même si certains auteurs – on pense à Anthony Burgess – prennent soin de fournir un glossaire. Le plaisir du texte consiste alors dans sa découverte. Tel un enfant qui écoute attentivement sa mère, le lecteur prend son envol et se sent de plus en plus fier lorsqu’il réussit à décoder le texte, à le parcourir sans béquille, faisant preuve de son indépendance, de sa qualité de touriste avisé.

Il n’est pas surprenant alors que Super triste histoire d’amour commence par une scène d’avion, sur la ligne UnitedContinental­Deltamerican qui ramène le narrateur de Rome à New York. Dès la mention du nom de la compagnie aérienne, on comprend l’un des procédés principaux de l’invention linguistique à la Shteyngart : la fusion. Non seulement la fusion de quatre compagnies séparées, mais le fait que les deux dernières n’ont même pas pu garder l’intégralité de leurs identités originales. En partageant le fatidique « a », Delta et American disparaissent l’une dans l’autre. Où est la frontière entre les deux ? Toute la problématique de Super triste histoire d’amour est posée dans cette agglutination. Le déclin, c’est ça : quand moi je suis toi et toi tu es lui et lui il est elle et elle elle est toi et moi à la fois. Et les mots, ne sont-ils pas superflus lorsque nous comprenons tous la signification des abréviations telles que UMAG, VAMP, CAPR ou PRGV ? En tout cas, on peut toujours compter sur l’äppärät pour combler une lacune, ce que découvre le narrateur lorsqu’il se trouve perplexe devant l’emploi de l’abréviation OB par une voisine dans un bar. Son outil, ayant lu sa pensée, vient à son secours en affichant la traduction : « odeur de bite ». Est-ce vulgaire ? Bien évidemment. Mais là aussi, distinguer entre ce qui est pornographique et ce qui est puritain ayant complètement disparu, des filles conservatrices de bonne famille, ainsi Eunice Park, la fiancée de Lenny, regardent les chaînes de télévision comme CulLuxe et portent des jeans de la marque MoulesEnFoule (1), sans même réfléchir à la portée de ce nom. C’est au lecteur de le faire, guidé par le narrateur à travers le dédale de couloirs des centres commerciaux futuristes. Le narrateur n’en dit rien, comme si ce délire linquistique était complètement habituel. N’a-t-il pas déjà raison ? 

  1. Dans le texte américain, JuicyPussy, littéralement, La chatte juteuse.
Steven Sampson