Du rôle décisif des intermédiaires culturels. Entretien avec Robert Darnton

Article publié dans le n°1178 (01 sept. 2017) de Quinzaines

Professeur émérite de l’université de Harvard, ancien directeur de la bibliothèque de Harvard et spécialiste des Lumières, Robert Darnton nous a reçus lors de sa résidence à l’Institut d’études avancées de Paris.
Professeur émérite de l’université de Harvard, ancien directeur de la bibliothèque de Harvard et spécialiste des Lumières, Robert Darnton nous a reçus lors de sa résidence à l’Institut d’études avancées de Paris.

Eddie Breuil : Pour avoir été à l’initiative de nombreux projets de conservation numérique d’envergure, pensez-vous que ce moyen soit idéal ?

Robert Darnton : L’illusion de pérennisation numérique est un danger. Certes, il existe des techniques de préservation, mais le danger est toujours présent, et personne n’a trouvé la solution adéquate pour conserver indéfiniment les textes numérisés, tandis que les textes sur papier restent là pendant des siècles, d’autant plus s’ils sont imprimés sur du beau papier, comme celui du XVIIe siècle. Je n’aimerais pas non plus que disparaissent quinze ans de mon travail durant lesquels j’ai stocké des images, des documents, des cartes, dans le cloud. Seront-ils lisibles dans dix ans ? Je n’ai pas de réponse. Le danger de leur perte me préoccupe, comme bien des gens. Ce que nous mettons en place à Harvard, c’est l’émigration des textes : en les convertissant indéfiniment d’un format à l’autre, les ordinateurs essaient de découvrir si des trous apparaissent, ce qui témoignerait d’une désagrégation. Les dangers existent notamment pour les métadonnées : celles-ci changent de nature et deviennent périmées si l’on passe à un autre système.

Avec la Digital Public Library of America (lancée en avril 2013), nous avons créé un réseau de livres numérisés, pour lequel il fallait trouver un moyen d’intégrer dans un seul système les fonds numérisés de plus de deux mille bibliothèques. En octobre 2010, j’ai réuni un ensemble de chercheurs, d’informaticiens, de techniciens et d’ingénieurs, qui ont travaillé gratuitement (car ils croient à la cause). Nous avons recueilli plus de mille suggestions. L’infrastructure technologique fonctionne parfaitement, ce qui n’était pas évident car les métadonnées des catalogues varient. Le problème principal est le droit d’auteur ; et je trouve très dommage que le corpus de ces livres qui ne se vendent plus ne soit pas accessible au public. Nous respectons les lois, mais peut-on les modifier, tout en laissant aux éditeurs et aux auteurs la possibilité de gagner leur pain, et aux lecteurs celle d’accéder aux livres ? On peut résoudre ces contradictions. Inspirons-nous des modèles existant dans les pays scandinaves, où chaque ouvrage publié est accessible à tous les citoyens. Chemin faisant, il y a des acquis : les gens qui n’ont pas accès aux grandes bibliothèques peuvent consulter des livres gratuitement grâce à leur ordinateur.

EB : Cette démocratisation de la culture et du savoir fut un souhait des Lumières, que l’Encyclopédie voulut concrétiser. Votre rêve de « bibliothèque universelle gratuite » vient-il prolonger l’esprit des Lumières ?

RD : J’ai passé ma vie à étudier les Lumières, la communication, la diffusion du livre, l’esprit public. Je ne vois pas les Lumières comme un paquet d’idées bien présentées, mais comme un mouvement de communication des idées, par l’écrit et l’imprimé. La diffusion des idées est la préparation d’un système égalitaire et démocratique. Il est vrai que Voltaire n’était pas partisan de la démocratie, mais on relève clairement cet idéal exprimé chez Condorcet et chez Jefferson : une république des lettres ouverte à tout le monde, à laquelle chacun peut participer, où il n’y a ni police ni frontière (que ce soit entre les disciplines ou entre les nations). Cela me paraît réalisable aujourd’hui, par nos moyens de communication, parce que nous disposons d’Internet, pour rendre accessibles tous les biens culturels de notre civilisation. Cela paraît utopique mais nous sommes en train de le faire.

EB : Vous vous intéressez au commerce du livre au XVIIIe siècle et, plus particulièrement, à la Société typographique de Neuchâtel (STN). Est-il possible de dresser une vue d’ensemble de ce milieu à partir des archives ?

RD : Peut-on maîtriser les fonds de cette maison d’édition sans s’y noyer ? Elle publiait des livres des Lumières mais aussi des livres prohibés en France. Les manuscrits de la STN sont les seuls qui ont survécu de ce monde de l’édition très important. Nous avons conservé 50 000 lettres du monde qui vivait du livre : princes, contrebandiers, fabricants de papier, tous les intermédiaires. J’essaie de faire revivre ces intermédiaires culturels, qui ont joué un rôle décisif. J’ai sélectionné 18 libraires qui ont eu commerce avec la STN, fondée à Neuchâtel en 1769 ; cette sélection se veut représentative du commerce de France. En lisant les lettres, j’arrive à bien cerner leur commerce : ils commandent des livres, et je dresse des statistiques d’après leurs commandes. Cette procédure me semble valable. Je m’efforce de marier le qualitatif au quantitatif. J’essaie de reconstruire ce dialogue sur la littérature parmi les professionnels. La correspondance commerciale était capitale pour que les éditeurs, en Suisse, puissent connaître la demande. On y parle des auteurs les plus en vue de la vie littéraire. Il faut dire aussi que ces libraires étaient des pirates : ils contrefaisaient ce qui se faisait de mieux ; il s’agissait de réimpressions de livres édités sur le marché français. On éliminait le luxe typographique, ils coûtaient alors moins cher et visaient un public plus large.

Je suis également le tour de France d’un commis voyageur de la STN, lequel, monté à cheval en juillet 1778, a passé cinq mois à visiter toutes les librairies qui se trouvaient sur son chemin : il parlait avec les libraires, essayait de connaître le marché local et de vendre des livres. Il tenait à jour un carnet de voyage et un livre de ses dépenses ; il écrivait régulièrement des lettres à l’éditeur resté à Neuchâtel. Je combine donc une version verticale et une version horizontale.

EB : Est-il possible de savoir quelles étaient les lectures des Français ?

RD : En 1910, Daniel Mornet se demandait : que lisaient les Français ? Malheureusement, je ne connais ni les lecteurs ni les façons de lire. Et je ne crois pas qu’on puisse créer un argument qui aille de la vente d’un livre à sa lecture, au sentiment du lecteur, à l’opinion publique et enfin à l’action. Je n’accepte pas cette ligne de causalité. Mais, d’autre part, recréer le paysage littéraire me paraît important ; je peux dresser une liste des best-sellers de l’époque. Cela réserve des surprises, puisque les Français d’alors ne lisaient pas forcément ce que les Français d’aujourd’hui connaissent de l’histoire de leur littérature. En dépouillant des catalogues de bibliothèques privées, Daniel Mornet a par exemple constaté l’absence de Du contrat social de Rousseau. Mais ses sources n’étaient pas fiables, tandis que les miennes le sont, et je prétends savoir ce que lisaient les Français. Le fonds que j’étudie est richissime, c’est la seule maison d’édition de l’époque dont subsistent les archives.

EB : Ce fonds est-il représentatif ?

RD : Ces 50 000 lettres ne sont qu’un petit trou à travers lequel observer le monde du livre. Mais le problème de la représentativité pourra être résolu en se demandant quelles étaient les pratiques de publication et comment les libraires commandaient les livres chez leurs fournisseurs. Ces deux questions n’ont jamais été posées. Dans le cas de l’édition, l’éditeur échange une bonne partie de ses ouvrages avec ceux d’autres maisons d’édition. Ce commerce d’échange résultait d’un stock de livres très varié. Un éditeur comme la STN était donc un grossiste. D’autre part, en faisant des commandes, les libraires de province regroupaient des titres pour que les fournisseurs produisent des balles – on ne fournissait pas les livres reliés, mais les livres en feuilles, emballées dans de grandes balles. Ce qu’on ignorait, c’est que – d’après les édits du roi et les voituriers – une balle devait peser 50 livres (environ 30 kg), mais il arrivait qu’elle pèse trois fois ce poids. Pour être transportées sur des voitures, les balles devaient être grandes. À cause de cela, les libraires commandaient beaucoup de livres à la fois (et deux, trois, quatre, six exemplaires de chaque titre), mais ils ne pouvaient pas renvoyer les invendus. Les commandes liées à la STN représentent bien le commerce de ces libraires et les statistiques que je dresse représentent réellement la demande littéraire de l’époque.

J’ai commencé à dépouiller les archives de la STN en 1965 et mes recherches seront imprimées par les Presses universitaires d’Oxford, dont la base de données est déjà consultable. Cela sera publié en même temps par Gallimard, dans la traduction de Jean-François Sené, qui n’hésite pas à faire des suggestions d’éditeur, car l’histoire est une collaboration : auteur, éditeur, diffuseur, traducteur, nous sommes tous membres d’une même équipe.

Eddie Breuil

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